Concorès le 23 juillet 1965

Adorable Suzanne

Combien j’ai été touché et confus de trouver ici en arrivant le fastueux colis qui m’attendait et que vous avez eu la gentillesse de me confectionner à l’occasion de ma fête.

Mais je dois vous dire que, si cela m’a fait un immense plaisir, j’ai été vraiment confondu et gêné par un pareil don. C’était vraiment trop et je vous ai dit à plusieurs reprises que je ne voulais pas que vous fassiez de pareilles dépenses pour moi. Mais vous récidivez et même vous amplifiez. Il ne faut pas faire de tels sacrifices pour un vieil homme comme moi. Mais après vous avoir grondé, je dois vous dire que votre gout, toujours raffiné, se manifeste comme toujours et sur tous les plans.

Commençons par les parfums : ce charmant coffret de cuir qui s’intitule de façon si amusante « Moustache » contient vraiment une trilogie délicieuse et l’on ne sait auquel de ces flacons on doit donner la palme; dans un concours, je les mettrais ex-æquo, ils sont chacun un suave enchantement pour les sens par leur finesse douce et en même temps pénétrante ; il me semble qu’en les utilisant je ferai une cure de rajeunissement. Ils évoquent et illustrent, chacun dans leur genre, les vers connus de Baudelaire qui évoquent eux-mêmes trois variétés de parfums :

« Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants, doux comme les hautbois, verts comme les prairies« .

Mais loin de vous contenter de ce précieux envoi, vous avez encore accru votre gentillesse et votre largesse envers moi en m’envoyant par surcroit ce délicieux volume des quatrains de Omar Khayyam qui se présente sous un aspect si précieux, tant par sa reliure que par les illustrations charmantes de chaque page.

Je l’ai lu et relu, car je connaissais mal ce poète cependant illustre. Les vers sont à la fois délicieux et angoissants car ils présentent une vision de la vie plus que désenchantée. Ils sont à la fois pleins de l’obsession de la mort, mais avec un apaisement, une sérénité qui envoutent, tandis qu’ils expriment en même temps les agréments de la vie éphémère et terrestre : l’amour, le vin sont fréquemment évoqués. En particulier le vin revient dans près de la moitié des quatrains et est chanté amoureusement peut-on dire, mais sans que cela puisse heurter les autres sentiments exprimés.

Et que de jolies choses on peut cueillir au passage. En voici une parmi tant d’autres et que je trouve charmante : « La nuit n’est peut-être que la paupière du jour« . Mais dans l’ensemble, quelle mélancolie émane de ces chatoyants quatrains qui peuvent se résumer par cette pensée de désespérante résignation : « Ne cherche pas le bonheur. La vie est aussi brève qu’un soupir« .

Merci chère Suzanne de m’avoir permis de me baigner dans cette poésie d’une philosophie « douce-amère » qui vous enveloppe de sa tristesse tendre et vaporeuse.

Maintenant je reviens à la prose ! Vous me demandez de vous donner de mes nouvelles. C’est un peu tôt pur que Concorès ait pu déjà accomplir des miracles. Surtout car les gens d’ici ont remarqué que j’avais mauvaise mine et que j’avais bien maigri. J’aurai une rude pente à remonter.

Vous me conseillez de vivre toute l’année à Concorès. Mais cette perspective ne m’enchante guère. Si physiquement cela représenterait pour moi un repos complet, moralement ce séjour solitaire et perpétuel à la campagne pourrait aboutir à une neurasthénie déprimante.

Je vous remercie du fond du cœur, ainsi que votre maman, d’avoir pris une part si grande à mon immense chagrin de la mort de mon cher Kiki. Je reconnais bien là votre cœur sensible et compatissant. Je n’arrive pas à me consoler de la mort de mon pauvre chat dont la disparition se fait sentir aussi bien à Concorès qu’à Paris, car il remplissait la demeure où il fouraillait partout, tantôt dans une pièce tantôt dans un autre ou sur un rebord de fenêtre ou sur la terrasse ou dans le jardin. Il y a eu hier 15 jours qu’il est mort et j’évoque sur une feuille à part les phases de sa fin dernière, comme s’il s’agissait d’une personne. Non, je ne songe pas à le remplacer, lui mon vieux compagnon de 15 ans.

Je pense que vous êtes en train de faire vos préparatifs de départ pour des vacances bien méritées que je vous souhaite excellentes ainsi qu’à votre maman. Reposez-vous bien et contemplez la grande nature qui va vous entourer.

En vous remerciant encore, je vous embrasse Suzanne chérie, de tout mon coeur.

Henry

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