Concorès le 11 sept. 1962

Ma chère petite Suzanne

J’ai tardé un peu malgré moi à vous écrire, car je voulais adjoindre à ma lettre une photo récente de moi que les personnes qui ont loué ma demeure ont bien voulu prendre ; mais le développement des plaques ayant tardé à se faire, je viens de n’obtenir mon image que ces jours-ci. Je vous la communique donc. Vous pourrez constater le maigrissement de ma figure depuis que vous m’avez vu.

En tout cas, je me réjouis de ces vacances que je prolonge, car je me rends compte qu’elles m’ont fait du bien. J’ai reconquis un peu mon appétit et le sommeil et également du poids. Avec cette chaleur torride (il y a 3 mois ½ qu’il n’a pas plu à Concorès et le ruisseau est complètement à sec), j’ai peu circulé. Je me suis plongé corps et âme dans la lecture, puisque j’ai la chance d’avoir ici beraucoup de livres et à ce propos je fais mienne la pensée de Montesquieu : « Je ne connais pas de malheur qu’une heure de lecture n’ait consolé« .

Et vous, chère Suzanne, je pense que que dans le site où vous vous trouvez et à ces hauteurs déjà élevées vous jouissez d’une température plus humaine et qu’accompagnée de votre maman, vous avez pu faire ces longues promenades que vous aimez tant l’une et l’autre et que vous avez pu aller admirer ces gorges du Verdon qui ont une renommée sensationnelle. Chaque pays a ses beautés. Nous dans le Lot, nous avons en hauteur Rocamadour où vous fûtes conduite par le Dr Crozat. Et pour raviver vos souvenirs, je vous joins cette carte que je trouve belle comme un tableau impressionniste avec les jeux contrastés d’ombres et de lumières. Nous avons aussi, en profondeur, le gouffre de Padirac qui est une création inouïe de la Nature et que malheureusement vous ne connaissez pas.

Vous avez maintenant repris le dur collier de la vie quotidienne. J’espère que vous êtes revenue fortifiée de vos vacances, dont le mois a dû vous paraitre bien court et que malheureusement vous n’avez pas pu prolonger.

Est-ce que l’état de votre santé que, d’après plusieurs lettres de vous, des médecins contradictoires jugeaient insuffisante, est devenu enfin rassurant. J’espère aussi que votre maman s’est trouvée bien de ses vacances.

Vous me dites dans votre dernière lettre, en évoquant ma transmigration dans « le Grand Tout », vous me dites donc « je pense que vous avez chargé quelqu’un de m’écrire alors pour que je sache« . Bien sûr, Suzanne, vous serez informée par quelque proche ami, mais non par un faire-part imprimé, tenant à partir le plus discrètement possible et faisant miennes ces paroles de Mallarmé en préambule aux quelques mots prononcés par lui sur la tombe de Verlaine lors de son enterrement : « La mort veut de suite le silence !« .

Mais enfin, je n’en suis pas encore là et j’espère bien pouvoir encore dans un prolongement de vieillesse correspondre avec vous et même vous revoir. Je tâcherai de venir jusqu’à vous si en raison de vos occupations présentes, vous ne pouvez venir à Paris. Oui, moi aussi, je me rappelle les souvenirs heureux que vous évoquez relativement à votre dernier séjour : repas chez Flo où je ne suis d’ailleurs pas retourné, visites de la Sainte-Chapelle, des fresques de Claude Monet : les nymphéas, etc. Oui, c’est un des agréments de l’existence que de pouvoir perpétuer dans sa mémoire les moments agréables qu’on a pu vivre dans le passé. Et à ce sujet on peut évoquer cette émouvante pensée de Nietzsche : « La Douleur dit : passe et finis. Mais la Joie veut l’Eternité, veut la profonde, profonde Éternité !« .

Me voilà lancé, chère Suzanne, dans de hautes sphères de pensée. Je redescends sur la terre pour vous embrasser de tout cœur, exprimer à votre maman mes affectueux sentiments et vous prier de transmettre de ma part à Bijou mes tendres caresses.

Henry

Les commentaires sont fermés.