Concorès le 15 septembre 1964

Ma chère petite Suzanne

Vous voilà maintenant complètement réinstallée à Nice. Vous avez dû sans doute reprendre le collier avec bien de la mélancolie après vos belles vacances. Êtes-vous revenue dans la situation que vous paraissiez vouloir quitter ou bien avez-vous pu trouver autre chose qui vous conviendrait mieux et dans une branche mieux appropriée à vos gouts ?

Ici mes vacances se passent avec nonchalance, par un temps magnifique, m’adonnant presque exclusivement à la lecture, n’ayant pas d’autre source de distraction. Ce long repos, agrémenté par la bonne nourriture de l’auberge, m’a fait du bien, ce dont j’avais grand besoin.

De retourner à Paris ne m’attire guère, mais il le faut bien, car je veux essayer, quoique ce soit difficile à mon âge, de trouver une petite occupation afin de mettre mes finances un peu en équilibre. Espérons que le sort me sera propice.

Impossible de répondre à la question que vous me posez « Dans quel livre de Tourgueneff se trouve la phrase : ‘L’âme d’autrui est une forêt obscure’« . J’avais lu cela il y a longtemps et comme j’ai lu pas mal d’œuvres de cet écrivain, je ne me rappelle plus dans laquelle. Je crois que c’était dans « Pères et Enfants« .

Vous m’écrivez que vous aimez bien les auteurs russes et particulièrement Dostoïevski. Et comme vous avez raison. Je m’étais passionné très jeune pour ce grand écrivain russe, le plus grand je crois, et dont un bon écrivain français, André Suarès, avait dit en parlant de lui « Dostoïevski le cœur le plus profond, la plus grande conscience du monde moderne« . Je me souviens qu’étant encore au Lycée, j’avais lu « Crime et Châtiment » et ce livre m’avait bouleversé au point de ne plus voir le monde, et cela pendant au moins 3 mois, qu’à travers un nuage noir.

Je reviens sur un point de votre lettre, celui où vous m’écrivez « L’année prochaine, je voudrais passer mes vacances près de vous. Dites-moi seulement si vous avez la place de me recevoir… J’y ai déjà fait allusion. Mais vous ne m’avez pas répondu. Pourquoi ?« .

Mais, chère Suzanne, vous devez bien penser que je n’aurai pas manqué de répondre à une telle question dont je n’ai pas eu connaissance. Je suppose que votre lettre à ce sujet a dû se perdre ou alors c’est que votre mémoire vous a trahie et que vous vous êtes imaginée m’avoir écrit ce qui était dans votre pensée.

En ce qui concerne la réalité, la voici : il y a 1 an ou 2 ans, je ne me rappelle plus au juste, vous me demandiez si vous pourriez venir avec votre maman passer un mois à Concorès.

Je vous avais répondu aussitôt en vous expliquant que malheureusement je ne disposais plus pleinement de ma demeure comme auparavant, ayant dû la louer toute l’année à une famille émigrée d’Algérie et ne conservant pour mon usage personnel que ma chambre à coucher

Ce que je vous écrivais alors, vous n’avez pas dû l’oublier.

A ce que je vous répondais alors, j’ajoute les précisions suivantes. Ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai dû me résoudre à cette combinaison, mais je ne pouvais plus tenir !

En effet, les habitations cataloguées « château » comme la mienne subissent et de plus en plus des impôts écrasants, en raison même du caractère soit disant « somptuaire » de leur destination.

Quand j’étais en activité, je pouvais à la rigueur faire face à ces charges, mais maintenant que je suis à la retraite, d’où une diminution catastrophique de mes ressources, je me trouvais obligé ou de me débarrasser de ma demeure, ce qui serait pour moi la solution la plus douloureuse, ou bien m’arranger au mieux, c’est à dire une location. C’est à cette dernière solution qu’il m’a fallu me résoudre et cela à mon bien grand regret puisqu’il me met dans l’impossibilité de recevoir. Et croyez bien que c’est pour moi un crève-cœur quand il s’agit de quelqu’un comme vous dont la venue à Concorès m’était si douce.

A titre de compensation, et comme je vous l’ai dit, je ferai l’impossible pour venir jusqu’à vous dans le courant de l’hiver, soit fin 64 soit début 65.

Inutile de vous dire qu’également je ne perds pas de vue le projet que j’ai formé d’aller faire ensemble un petit voyage pour visiter quelques beaux endroits.

Je vous quitte, chère petite Suzanne, en vous embrassant de tout mon cœur.

Henry

P.S. N’allant pour ainsi dire plus au cinéma depuis longtemps, je n’ai pas vu le film « Climats » mais j’avais lu le roman qui m’avait paru très attachant.

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