Concorès le 16 septembre 1963

Ma chère petite Suzanne

Une fois de plus je dois vous adresser un sincère mea culpa. J’aurai dû – et je voulais – vous écrire plus tôt, mais mon séjour à Concorès a été marqué par un fâcheux accroc.

Si au début et grâce au beau temps, je me trouvais bien de ce repos champêtre, j’ai eu par la suite, dans la seconde quinzaine d’aout, le pénible désagrément d’attraper une forte bronchite qui a été vigoureusement soignée par mon cousin le Dr Redoulès. Cela peut paraitre étrange d’attraper une bronchite en plein été, mais ma demeure, avec les pluies torrentielles qui tombèrent ici et de plus avec toute l’abondante végétation qui l’entoure (car je laisse pousser les arbres à outrance au point que leurs branches viennent caresser les fenêtres), ma demeure, dis-je, est particulièrement humide et froide lorsqu’il pleut ; il n’est donc pas étonnant que l’on y tombe malade. Je vous assure que j’enviais votre climat niçois quand j’apprenais par la T.S.F. que le soleil ne cessait de briller sur votre tête. Vous avez de la chance de jouir d’un pareil climat.

J’ai reçu avec grand plaisir votre carte de vacances et je vous en remercie de tout cœur. J’ai beaucoup admiré ce magnifique champ de lavande et je me disais en contemplant ces touffes colorées que Van Gogh, s’il les avait peintes, aurait fait un tableau sensationnel.

J’espère que vous avez passé, ainsi que votre maman, quelques bonnes semaines de repos à Annot et que Bijou aura lui aussi pris une bonne part à ce changement de vie qui devait lui plaire.

Ici je passe mon temps à lire. C’est ma seule distraction. Quand on vieillit, la lecture est sans doute le seul moyen d’échapper à ce sentiment de lassitude qui étreint au crépuscule de l’existence et que les anciens désignaient sous l’expression de « Taedium vivere » (la fatigue de vivre).

Mais il est un autre dérivatif auquel je m’abandonne avec ferveur, c’est le rêve. Je veux dire que ma pensée s’envole vers les êtres aimés et qui ne sont plus, qui me précédèrent étant le dernier anneau de la chaine familiale. Le cadre où je suis ici n’est-il pas évocateur de ce passé qui se terminera définitivement avec moi.

Mais il est d’autres êtres, bien vivants ceux-là, vers qui s’envolent mes rêves et croyez, chère Suzanne, que vous occupez parmi eux une place de choix et que moi aussi j’éprouve une nostalgie en pensant à toutes nos rencontres de Paris ou d’ailleurs (Nice, Concorès).

Soyez certaine que moi non plus je n’oublie pas ! et c’est bien agréable de se retremper en quelque sorte et à volonté dans les instants heureux qui, ne disparaissent pas du souvenir et qui, au contraire, resurgissent avec une puissance accrue, telle qu’on a l’impression de les revivre…

Donc, chère Suzanne, vous avez dû reprendre le collier. Est-ce que votre Maison de fer forgé continue à tenir le coup, commercialement parlant ?

J’espère que les médecins niçois ne vous tracassent plus.

En ce qui concerne la succession de ma cousine, cela touche à sa fin et va être réglé. Ce sera pour moi un souci de moins.

En revanche, je ne suis pas du tout satisfait de la Chambre Syndicale de l’Automobile qui trouve le moyen de ne pas tenir ses engagements pris envers moi. Il va falloir encore, à mon retour à Paris, que je me « bagarre » avec elle. Mais le pot de terre contre le pot de fer, la bataille est bien inégale.

Je compte retourner dans la capitale dans les premiers jours d’octobre. J’espère que d’ici là le temps ne se gâtera pas trop.

Il y a longtemps, Suzanne, que vous ne m’avez pas parlé de votre frère. Est-il toujours à Paris ? Est-il venu passer ses vacances avec vous ?

Chère Suzanne, je vous embrasse de tout mon cœur.

Henry

P.S. Que pensez-vous de ce château ? Il semble planté dans mon décor de silence et de rêve comme pour abriter le sommeil de la Belle au Bois Dormant.

Les commentaires sont fermés.