Paris le 1er juillet 1962

Ma chère petite Suzanne

Quand votre dernière lettre est arrivée ici, je n’étais pas à Paris. Je me trouvais au Mans, où j’avais été envoyé par la Chambre Syndicale pour collaborer à l’organisation d’une course d’automobiles connue sous le nom des « 24 heures du Mans ».

Ce n’est donc qu’au bout de plusieurs semaines que j’ai trouvé à mon retour à Paris votre lettre, laquelle bien malencontreusement m’attendait, puisque je n’avais pas fait suivre mon courrier, croyant devoir être moins longtemps absent que cela ne s’est produit.

En lisant ce que vous m’écriviez, ce que vous me demandiez, j’ai été assailli par un regret immense car j’aurais été si heureux de vous être agréable et votre séjour à Concorès, accompagnée de votre maman, m’aurait procuré un infini plaisir.

Malheureusement la vie offre trop souvent de l’imprévu que l’on est en droit de maudire lorsqu’on constate qu’il constitue des obstacles contre lesquels on demeure impuissant.

En 2 mots, voici la situation : j’ai loué ferme pour 6 mois depuis le 1er mai la totalité de ma demeure de Concorès à une famille de 7 personnes rapatriée d’Afrique du Nord, laquelle cherchait à se mettre à l’abri durant les évènements sanglants qui endeuillent actuellement ce pays. Cette location a d’ailleurs été faite avec faculté de prolongation si ces personnes hésitent à retourner en Algérie. Toute l’habitation se trouve ainsi remplie, m’étant naturellement réservée la jouissance de ma chambre, ce qui me suffit puisque je mange à l’auberge.

Je pouvais, vu les circonstances, difficilement refuser d’accéder à cette demande de location (qui m’arrangeait d’ailleurs matériellement puisque je vais bientôt être mis à la retraite et qu’ainsi désormais mes ressources seront diminuées de plus de moitié).

J’avais d’ailleurs été sollicité par d’autres familles, puisque depuis quelques mois le Lot a été littéralement envahi par des gens qui habitent l’Algérie et dont beaucoup sont plus ou moins parents avec des familles du Quercy, ce qui les incline à s’orienter dans cette direction.

C’est vous dire, chère Suzanne, combien j’ai pu être désolé en me trouvant dans l’impossibilité de satisfaire à votre désir (lequel d’ailleurs n’aurait bien entendu pas été payant, comme vous pouvez le croire).

Cette fâcheuse nouvelle, pour vous bien décevante, je pouvais vous la communiquer dès ma prise de connaissance de votre lettre, mais j’ai voulu essayer de trouver une solution tierce et en quelque sorte de repli, susceptible de vous arranger. J’ai donc écrit aux personnes que je connais, soit à Concorès, soit dans les localités avoisinantes, pour demander si dans la région une ou deux chambres seraient susceptibles d’être louées pour les mois que vous m’indiquiez. Mais hélas, toutes les réponses ont été négatives pour la raison qu’il y a eu dans tous le Lot, et même dans les départements voisins, une véritable ruée de transfuges d’Algérie, certains n’hésitant pas à acheter à des prix excessifs des locaux disponibles.

Et c’est après avoir reçu, au bout d’un certain temps, toutes ces réponses qui s’avéraient sans résultat, que je me suis décidé, bien tristement, à vous mettre au courant de cette situation.

Une chose qui m’a littéralement surpris, c’est quand j’ai constaté que vous envisagiez de vous installer seule, avec votre maman, dans cette grande demeure, car à votre dernier séjour, sachant que vous ne pouviez demeurer seule, je vous avais posé la question mais avec votre maman auprès de vous, vous n’hésiteriez pas, vous m’aviez répondu : « Ce serait pareil pour nous deux, car nous sommes très peureuses« . A quoi j’avais répliqué : « alors si ma demeure vous appartenait vous n’y seriez jamais ! » et vous m’avez répliqué : « Si, à la condition d’y mettre des cadenas dans une partie des pièces« . Dans ces conditions, je ne pouvais pas me douter que là-dessus, votre point de vue se serait complètement transformé.

Comme vous devez bien le penser, j’aurai infiniment préféré vous écrire une lettre toute différente.

Ne m’en veuillez pas si les circonstances ne me permettent pas d’agir dans le sens que vous auriez désiré.

Je ne vous parle pas de moi, car les ennuis ne m’ont pas épargné encore ces temps-ci et une santé plutôt déficiente me fait comprendre qu’il est préférable pour moi da ne plus continuer à travailler.

Quand je serai plus libre de mon temps, ce qui ne va guère tarder, j’aurai au moins la faculté d’en retirer un avantage, c’est de pouvoir disposer de quelques jours pour venir jusqu’à Nice et vous revoir.

Je vous embrasse bien affectueusement chère Suzanne, en adressant mes respectueux sentiments d’amitié à votre maman, à laquelle je souhaite meilleure santé.

Henry

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