Paris le 20 mars 1962

Ma chère petite Suzanne

L’homme à éclipse que je suis revient vous retrouver. Comme je vous l’avais exprimé dans mon dernier mot, j’ai été profondément affligé par les nouvelles que vous me donniez de votre santé. J’ai lu avec effarement et stupeur, par vos copies dactylographiées, le récit de vos tribulations entre ces divers médecins qui semblent des personnages échappés d’une comédie de Molière.

J’aime à croire que vous avez pu sortir sans trop de difficultés de tout cet « imbroglio », comme vous dites si justement. C’est toujours la querelle classique entre les docteurs « tant pis » et les docteurs « tant mieux ». J’espère bien qu’en ce qui vous concerne c’est cette dernière catégorie qui l’emportera.

De toute façon, comme vous êtes d’une nature fragile et d’une santé peut-être délicate, comme on dit, il est fort heureux pour vous que vous viviez à Nice où le climat est incomparablement tempéré. Celui de Paris, qui est tout différent, vous aurait sans doute été funeste.

Donnez-moi dès que possible de vos nouvelles qui, je l’espère, donneront raison au médecin optimiste. Dois-je vous retourner le texte tapé à la machine que vous m’avez envoyé, pour le cas où vous en auriez besoin. Dites-moi également et sans hésiter si vous avez besoin de subsides au cas où ces diverses consultations auraient été pour vous couteuses. Je me ferai alors un plaisir de vous envoyer un viatique.

Maintenant, que je vous explique la raison ou plutôt la succession de raisons qui furent cause de mon long silence.

Vous savez que vers la mi-décembre j’avais interrompu mon travail par suite de l’état de mes yeux. Mais les soins reçus alors ne furent pas bien décisifs pour ma guérison, puisque j’ai dû continuer à subir durant presque tout le mois de janvier cet handicap qui m’obligeait à vivre dans un quasi clair-obscur, avec défense d’utiliser ma vue tant pour l’écriture que pour la lecture. Je n’avais comme refuge que la T.S.F. ou la méditation sur le fait qu’il est peu réjouissant de vieillir.

Enfin, petit à petit, j’ai remonté la pente. Mais ce ne fut que pour tomber de Charybde en Scylla. En effet, alors que je pensais pouvoir reprendre peu à peu mon équilibre normal et mes occupations habituelles, j’étais averti par sa concierge que ma vieille cousine de 80 ans était très gravement malade. Comme elle vivait toute seule, ne voulant même pas de femme de ménage, j’ai dû alors m’installer chez elle pour m’occuper d’elle et la soigner.

Elle était atteinte d’une forte congestion pulmonaire. J’ai passé ainsi des semaines dans le rôle d’infirmier, mais hélas son état empira, des troubles cardiaques se manifestèrent et finalement elle est morte.

J’ai donc alors dû assurer ses funérailles et ensuite faire face à des difficultés sérieuses car l’Assistance Publique qui était créancier sur ma cousine de fortes sommes menaçait de faire saisir le mobilier pour se rembourser. Tout cela a été pour moi bien pénible.

Enfin, troisième épreuve venant s’ajouter aux précédentes : on cherche à la Chambre Syndicale à me forcer à prendre ma retraite pour donner ma place à un autre plus jeune et qui est protégé. Je cherche à résister de mon mieux à cet assaut, car ma situation se trouverait déplorablement changée sans le rapport matériel. Je suis donc en ce moment en train de me débattre sur ce plan professionnel.

Vous voyez, chère Suzanne, que de mon côté j’ai eu aussi une part bien abondante d’ennuis qui ont fait que pour moi 1962 a commencé sous de bien fâcheux auspices.

Vous tiendrez compte de tout cela, j’en suis sûr, pour me pardonner mon long silence, ma chère Suzanne.

Donnez-moi de vos nouvelles. Je vous quitte en vous embrassant bien fort.

Henry

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