Paris le 30 décembre 1962

Ma chère petite Suzanne

Au moment de vous écrire, bien des pensées m’assaillent et se bousculent dans mon esprit et dans mon cœur. Mais comment tout dire à la fois ! Procédons par ordre.

Le jour où j’étais allé à la poste prendre le petit mandat que je vous transmets ci-joint et que je comptais vous envoyer à temps pour qu’il puisse se glisser dans votre soulier de Noël, j’ai été saisi par le froid et j’ai éprouvé un commencement de congestion (congestion pulmonaire a diagnostiqué le médecin) : j’ai dû rentrer précipitamment chez moi, claquant des dents et avec une forte fièvre et obligé de me mettre au lit d’où je n’ai pas bougé tous ces jours-ci.

C’est ce qui vous expliquera, chère Suzanne, que je me suis trouvé dans l’impossibilité matérielle de vous écrire et de vous remercier plus tôt de votre si magnifique envoi de délicieux chocolats dont vous m’avez comblé. Mais c’est trop ! beaucoup trop !! Je ne veux pas (je vous l’ai déjà dit) que vous fassiez pour moi de pareilles dépenses. Cela me gêne et j’en suis confus.

Je vous en remercie du plus profond du cœur et suis infiniment touché de voir que vous ne m’oubliez jamais et que vous saisissez chaque occasion pour me le prouver.

Moi aussi je vous adresse pour la nouvelle année mes vœux les plus affectueux pour vous et votre maman. Mais je vois par votre petite carte que 1962 se termine pour vous sur une note mélancolique et qui m’attriste infiniment. Vous êtes effrayée par l’avenir dites vous, mais vous êtes jeune encore et les dernières photos de vous prises cet été vous montrent très souriante et toujours juvénile. Vous avez encore bien de l’avenir devant vous alors que pour moi la vie est pour ainsi dire terminée, et d’ailleurs pas comme je l’aurai voulu. Est-ce l’état actuel de votre santé qui vous inquiète ? J’espère que non et que vous allez bien ; que la moliéresque corrida des médecins autour de vous est enfin terminée.

C’est donc surtout sur le plan moral que vous vous placez et c’est de là que nait votre anxiété. Sans doute vous connaissez beaucoup de monde à Nice où vous habitez depuis toujours ; mais bien sûr cela ne suffit pas à remplir la vie et à apporter le bonheur, surtout quand on a un cœur aussi sensible et désireux d’absolu que le vôtre. « Il faut que le cœur se brise ou se bronze« , a dit un écrivain constatant l’amertume de la vie. Ce choix qui est offert n’a vraiment rien d’attirant dans l’un et l’autre cas.

Pour ma part, j’en arrive comme vous à un certain désenchantement – ce qui se situe à un étage au dessous de votre tristesse, parce que je suis personnellement d’un naturel gai et qu’il en faut beaucoup pour m’abattre. Et Dieu sait que tous ces temps-ci j’ai été comblé par des complications dont je ne cesse d’être assailli depuis des mois sur plusieurs plans.

Ma santé d’abord qui est chancelante et qui ne me laisse plus beaucoup de gout à l’existence. Je suis comme ces vieux arbres arrivés à bout de sève, qui déclinent progressivement et n’offrent plus que des feuilles mortes.

Ensuite, j’ai toujours les plus grands ennuis avec la succession de ma cousine qui reste en panne, ayant à faire face aux exigences de l’Assistance Publique, laquelle est créancière pour plus de valeur que la succession.

Enfin, pour couronner le tout, ma retraite qui part le 1er juillet n’est pas encore liquidée de sorte que depuis cette date je n’ai plus rien touché. Je sais que ces liquidations prennent environ 6 mois, mais ce qui me remplit le plus d’amertume, c’est que la Chambre Syndicale qui m’avait promis un renfort pécuniaire pour avoir été son collaborateur depuis 1938 renâcle à tenir ses engagements. C’est assez sordide !

Tout cela réuni vous expliquera, chère Suzanne, la raison de mon long silence durant ces derniers mois.

J’ai bien la conviction de n’avoir pas réussi ma vie et sans doute vous dites-vous la même chose en ce qui vous concerne. J’ai souvent pensé que votre départ précipité de Paris en 1942 avait été fatal, car je crois que si vous étiez restée ici, vous auriez fait, avec votre talent, une très belle carrière.

Enfin les regrets du passé ne sauvent rien.

En vous remerciant encore de votre magnifique envoi qui m’a fait si grand plaisir, ce que je souhaite de tout cœur c’est que 1963 vous apporte des satisfactions dont vous avez tant besoin.

Si ma situation pécuniaire me le permet, je ferai tout mon possible pour venir vous voir à Nice d’ici l’été prochain.

Je vous embrasse, ma chère petite Suzanne, bien affectueusement.

Henry

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