Gourdon le 22 avril 1942

Ma chère grande amie, quelle journée de bonheur infini, comme il ne m’avait pas été donné d’en connaitre depuis longtemps, j’ai pu passer grâce à vous !
J’ai reçu en effet en même temps votre première lettre adressée à Souillac, ainsi que celle envoyée à Concorès et aussi le livre et vos photos et vos illustrations.
Tout cela affluait vers moi à la fois et semblait venir de tous côtés, comme si vous m’enveloppiez vous-même de toute part pour me secourir, m’a comblé de joie, m’a fait oublier toutes les émotions subies depuis 15 jours. Comment vous remercier de tant de bienfaits, de tant d’affection agissante. Si vous étiez près de moi et si cela ne devait pas vous heurter, je n’aurais, il me semble, qu’un moyen de vous témoigner ma gratitude : ce serait de vous embrasser tendrement.
Quand j’ai contemplé les illustrations que vous avez faites pour « Les Hauts de Hurle Vent », je suis resté saisi de stupeur. Je savais bien qu’il ne pouvait rien émaner de vous de médiocre, mais tout de même, je ne soupçonnais pas la qualité, la puissance et la personnalité de votre talent. Je suis demeuré émerveillé, interdit d’admiration devant ces compositions qui sont si émouvantes et si évocatrices et qui – avant même d’avoir lu le livre – en font pressentir l’atmosphère tragique. J’ai senti devant elles la même émotion bouleversante que lorsque j’ai vu pour la première fois votre image. Après la révélation de votre beauté physique, j’ai eu celle de votre nature artiste, de votre âme sublime qui reste à une altitude si haute, si au-dessus de tout ce qui est banal qu’on ressent aussitôt la petitesse de soi-même. Dans l’un et l’autre cas, j’ai éprouvé le même choc en retour, le même sentiment d’humilité et de tristesse par la conviction que j’aie de la distance si grande qui nous sépare, moi en effet qui suis incapable de traduire en dessin la moindre forme et qui, si je veux par exemple représenter une souris, fait quelque chose qui ressemble aussi bien à un éléphant. Comment ne pas être découragé devant une femme comme vous que je trouve, en toute sincérité, une créature miraculeuse comme il n’est pas donné d’en rencontrer deux fois dans la vie. Je vous traduis mes sentiments à l’état brut et sans nuance, comme je les éprouve spontanément dans l’émoi de mon cœur.
Quand je serai à Paris, j’essaierai de voir si un éditeur de livres d’art ne serait pas disposé, malgré les difficultés actuelles, à faire paraitre le livre d’Emily Brontë avec vos illustrations, car je trouve que celles-ci méritent d’être reproduites pour le public cultivé. J’ai vu bien des livres d’art dont les gravures ne valaient pas les vôtres.
Et tout ceci me fait penser que Paris serait bien le cadre favorable où tous vos dons pourraient se développer et prendre leur essor. Et j’insiste à nouveau sur votre promesse de venue prochaine. Un si bel avenir s’offre à vous, me semble-t-il, et je serais si heureux de vous voir vous élancer vers tout ce que la vie vous promet de magnifique. Je pense à cela sans cesse et avec plus de force que jamais.
Vos photos, comme toujours ravissantes, m’ont fait un très grand plaisir et bien entendu me mettent en gout pour en recevoir d’autres. Merci d ‘avoir songé de vous même à me les envoyer. Je ne me lasse pas de vous admirer sous les aspects les plus différents, toujours diverse et toujours délicieuse, ma chère petite « actrice ».
Vos lettres m’ont été douces à lire. Vous avez un cœur si vibrant et vous m’avez exprimé votre compassion avec un élan qui laisse en moi une impression inoubliable.
Au ton assez abandonné de ma lettre, vous devez sentir que je suis un peu moins angoissé, car l’état de ma mère tend un peu vers le mieux, bien qu’il n’y ait encore aucune certitude que tout danger soit définitivement écarté. Comment va votre maman qui avait été souffrante en octobre dernier. J’espère qu’elle a passé un bon hiver malgré les restrictions qui à Nice se font, parait-il, particulièrement sentir. Il m’a semblé que votre visage avait légèrement maigri, comme celui de tous les Français d’ailleurs. Est-ce que votre papa est toujours au Maroc et dans quelle ville tient-il garnison ?
Je vous quitte, ma chère grande amie, en vous disant toute mon affection et toute ma reconnaissance.
Henry