Gourdon le 1er mai 1942

Ma tendre amie
Que ce petit brin de muguet vous porte bonheur et que toutes ses clochettes tintent à vos oreilles pour vous dire que je vous souhaite de tout cœur un joyeux anniversaire.

Je viens de recevoir de Paris avis de rentrer dans le délai d’un mois à partir de mon départ. Cela m’ennuie vivement car ma mère ne va pas bien du tout en ce moment et si la plaie s’améliore, l’état général reste mauvais; elle a presque constamment la fièvre et le délire ; le médecin est perplexe et ne s’explique pas. Je partirai donc mercredi soir le cœur bien gros de la quitter en cet état et de n’avoir pu aller à Nice, avec le regret avivé du fait que vous n’avez pas réalisé les raisons impérieuses de cet empêchement.
Il faudrait donc que votre dernière lettre, si vous voulez qu’elle me parvienne avant mon départ, soit expédiée de Nice le lundi pas trop tard, car le courrier met deux jours pour m’arriver.
C’est toujours mélancolique d’en arriver aux dernières lettres (vous voyez que le sentiment de tristesse ne m’est pas non plus complètement étranger) alors qu’on a toujours l’impression de n’avoir presque rien dit de tout ce qu’on avait à dire.
Vous pensez bien que s’il y avait quelque danger pour vous de séjourner à Paris, je ne vous laisserais pas venir. Les bombardements ne se produisent qu’en banlieue et là où il y a des usines. La capitale n’a jamais été touchée et tout fait supposer qu’il en sera toujours ainsi. Bien entendu, si la situation se modifiait, je vous avertirais aussitôt de ne pas bouger.
Puisqu’on est si mal nourri à Nice, et comme l’hiver prochain promet d’être encore bien plus dur que les précédents, pourquoi votre maman ne viendrait-elle pas habiter avec vous à Paris. Vous auriez le plaisir l’une et l’autre de ne pas être séparées et de plus, si votre maman a quelque crainte que je sois un émule de Landru ou de Weitzmaun (l’assassin de jeunes filles), elle pourrait ainsi s’épargner toute inquiétude.
Vous me disiez que vous ne mangiez plus ni fruits ni légumes. Mais n’avez-vous donc pas de parents habitant la campagne qui pourraient vous faire de petits envois ? Au fait, de quelle région de France êtes-vous ? Votre nom n’est-il pas d’origine alsacienne ou de l’est ? Ou avez-vous vu le jour ? Moi-même, je suis né à Bordeaux, par hasard, mon père fonctionnaire y résidant à ce moment. Comme ascendance, je suis pour ¼ du Lot, ¼ du Poitou et 50% de Touraine. Vous voyez je forme un petit cocktail de provinces très panaché.
Je me passerai donc de la mèche si désirée et cela me rappelle un poème chanté de Paul Fort : « Y a pas mèche ! Y a pas mèche ! Y a pas mèche… anceté de sa part !« .
J’espère que cela est vrai pour vous jusqu’au bout, aussi l’enfant puni vous adresse quand même ses amitiés les plus tendres.
Henry