Paris jeudi soir 8 oct 1942 (remise en main propre)
Ma chère amie
Au lieu d’être comme les autres soirs auprès de vous, en train de bavarder au pied de votre lit et de vous interroger sur l’état de votre gorge, sur ce que vous avez fait dans la journée, etc. , je suis en train de vous écrire cette lettre.
Je n’ai pas, en effet, osé monter ce soir jusqu’à votre chambre, craignant de m’y rencontrer peut-être avec la personne avec laquelle vous avez passé l’après-midi et la soirée d’hier et cette pensée m’était si pénible que je n’ai pas voulu courir le risque de me heurter à une réalité qui m’aurait fait trop de peine.
Pardonnez à ces mots incompréhensibles peut-être ; j’ai comme vous une sensibilité d’écorché vif, mais celle-ci, au lieu de se manifester visiblement, rentre en elle-même, est plus secrète et sous une apparence assez froide qui voudrait avoir l’air détaché, meurtrit en profondeur.
… Je suis devant cette page, face à face avec votre pensée comme cela m’est arrivé tant de fois, quand je vous écrivais, soulevé par le bonheur de sentir votre présence dans mon cœur, vous qui avez rempli ma vie depuis 3 ans, mon amie.
Mais hélas, je savais bien que les rêves tombent et se brisent pour avoir cherché à monter trop haut, je savais bien que je me retrouverai un jour triste et seul sur la route, je savais bien – et cela je vous l’avais d’ailleurs écrit et prédit, qu’il arriverait une fois où je souffrirai par vous au-delà de toute mesure. La catastrophe que je prévoyais s’est même produite plus âpre et plus profonde que je ne l’imaginais. Maintenant que je vous connais, je mesure mieux en effet toute la distance et tout l’abime qui nous séparent. Votre présence a été en effet pour moi bouleversante, tellement tout en vous attire et captive. Vous êtes une vraie femme baudelairienne et comment ne serait-on pas la proie de tout ce qui rayonne en vous d’irrésistible : votre ravissante beauté, votre remarquable intelligence, votre sensibilité si aigüe et si rare, tout, enfin, tout et même ce côté parfois un peu impérieux et volontaire qui vous apparente un peu aux jeunes femmes fatales ou vamp, tout cela fait de vous une personnalité unique à la séduction de laquelle on ne peut résister.
Alors il est bien certain qu’étant telle que vous êtes et étant tel que je suis, l’abime qui nous sépare est évidemment absolu et infranchissable. Tel est pour moi le drame !
Vraiment, quand je suis en présence de vous, je ressens un sentiment de honte d’avoir osé si longtemps occuper un peu votre pensée et je regrette amèrement que vous m’ayez connu et éprouvé ainsi une désillusion à mon sujet si totale ; je dois évidemment vous déplaire en tout et d’ailleurs vous ne pouvez vous empêcher de le dissimuler. Je vous conjure de me pardonner pour tout ce qu’involontairement j’ai pu vous infliger de désagréable, soit pour la question de l’appartement ne répondant pas à vos gouts, soit sous le rapport de ma personne même.
Et si vous étiez tentée d’exercer contre moi le sentiment de rancune que vous devez sans nul doute ressentir, dites-vous que ce serait inhumain en pensant à tout ce que mon cœur déchiré souffre déjà par vous, puisqu’aimer à sens unique est bien la pire torture que l’on puisse endurer.
Voyez-vous mon amie, vous aviez déjà la prescience de ce qui allait arriver quand, dans le train qui vous amenait, vous fîtes voltiger par la portière mes lettres en petits morceaux. Cette minute-là et ce geste symbolique dans la nuit marquèrent sans doute le terme et la volonté d’oublier notre commerce sentimental qui fut pour moi la plus adorable aventure de mon âme.
Pardonnez, mon amie, cette lettre dont la lecture ne fera peut-être que vous agacer. Je ne la relis pas, car elle me paraitrait sans doute incohérente et je la déchirerais.
Ah qu’il est dur parfois d’être en même temps une pensée et un cœur d’homme !
Est-ce que vous serez libre ce soir ? Faites-le moi savoir je vous prie par un petit mot, que je vous demanderai de remettre à la femme de chambre. Je passerai le prendre demain vendredi vers 2h½, n’étant pas libre avant.
J’espère que votre gorge va mieux. Ci-joint une carte de votre maman que je viens de trouver rue de Chabrol.
J’ai reçu une aimable réponse de R. que je vous montrerai.
Avec toutes mes pensées affectueuses et tristes.
Henry