Vendredi matin 30 octobre 1942 (remise en main propre)

Ma poupée chérie,

Il est 5 heures du matin et je n’ai pu m’endormir un instant. Encore une nuit blanche subie grâce à vous. Je ne les compte plus depuis un mois. Qui m’aurait dit que votre séjour à Paris aurait entrainé cela pour moi, je n’aurai pu le croire. Je n’aurai pu imaginer toutes les tortures que j’éprouve. Je ne vous en veux pas, mon amie, car certainement vous avez des excuses en vous vengeant sur moi des déceptions amères que vous fait ressentir ma personne et il y a sans doute, en votre nature, un petit fond instinctif de cruauté qui prend plaisir à tourmenter, tel l’enfant qui s’acharne sur ses jouets pour voir ce qu’il y a à l’intérieur ou qui martyrise avec une sauvage insouciance l’insecte tombé entre ses doigts. Vous faites de même avec moi et vous semblez oublier que j’ai un cœur ou alors vous éprouvez une joie sadique à le faire souffrir.

Ces soirées passées auprès de vous, allongée, me laisseront un souvenir ineffaçable, car tour à tour elles m’apportent dans des alternances rapides et atroces par leur contraste même, des émotions divines ou infernales, selon qu’un mot gentil de vous, un geste, une pression sur la main ou au contraire une remarque déchirante, une façon brusque de me repousser viennent porter en moi un trouble et un tumulte dont je reste comme paralysé et muet au point sans doute de vous paraitre stupide, tant je demeure incapable d’articuler les sentiments chaotiques et opposées qui m’assiègent.

Je ne sais plus trop les mots que j’écris, de même que je ne sais plus trop ce que je ressens ; tout en moi me parait désaxé et en équilibre instable ; tout me parait obscur et trouble. Ce que je sais c’est que vous vous révélez pour moi une femme tout à fait inattendue, tout à fait différente de celle que je concevais à l’aide de vos lettres ; mais telle que vous vous manifestez à moi et malgré ma volonté de défense derrière laquelle je cherche à m’abriter comme sous un rempart, je sens que vous mordez en moi comme un acide et me désagrégez en profondeur.

Voilà où j’en suis, alors je ne sais plus si je dois vous aimer ou vous haïr. Mais l’un ou l’autre de ces sentiments, au point où vous en êtes avec moi, doit vous laisser parfaitement indifférente, ma chère amie, vous dont les pensées s’envolent pour le passé vers M. R. et pour le présent vers M. B., tandis que je ne reste que le « confident » sans grand intérêt, celui avec lequel on tue le temps banalement, sans le vivre vraiment. Mais contre ce rôle de vague figurant auquel vous me limitez, toute ma nature se cabre et se révolte et si vous aviez l’oreille assez fine pour percevoir les cris qui retentissent en moi, vous m’entendriez hurler de douleur ! Ah vous semblez parfois me reprocher une impassibilité apparente, un hermétisme qui n’est pas sans vous irriter ; vous avez même été jusqu’à me dire : « Vous ne savez pas ce que c’est qu’adorer« . Cela c’est le comble pour moi qui depuis tant de soirs subit près de votre corps étendu le pire supplice de Tantale qu’il m’aura été donné de connaitre, qui doit maitriser en moi l’élan constant qui me porte à me jeter sur vous, à vous entourer de mes bras, à me consumer désespérément sur votre poitrine. Mais vous ne sentez donc pas l’affreux écartèlement où je me débats, quand je sens tout mon être affluer vers vous et que j’ai en même temps conscience que je vous déplais en tout, que vous éprouvez pour moi de la répulsion ou tout au moins une totale indifférence. C’est comme si vous me preniez l’âme entre les mains et que vous la tordiez et la déchiriez. Ainsi tout mon être intérieur reste pantelant derrière la façade qui vous semble si calme. Mais rendez vous compte, mon amie, de la lutte que je dois livrer sans répit pour me dompter et pour me vaincre, afin de ne pas vous importuner, tandis que chacun de vos nerfs électrise l’un des miens comme si vous vous dissolviez dans ma chair vivante, que votre regard parfois m’envoute littéralement et que sans cesse affluent à mes lèvres les syllabes de ce mot « adorer » que murmure toujours mon cœur quand il songe à vous.

Et dites-vous également, dites-vous surtout que depuis des années tous mes projets de vie avaient été étroitement associés et unis à vous. Vous étiez pour moi le centre de tout. Vous m’avez dit à plusieurs reprises que vous avez soif de réalité, de certitudes, de choses définitives. Comme si de mon côté il n’en était pas de même ! Comme si après avoir en quelque sorte rêvé la vie en m’attardant dans un long prélude qui n’était qu’une attente avant de réaliser mon existence sur un autre plan et sur d’autres bases, toute ma pensée et tout mon désir n’étaient pas concentrés sur l’espoir de réaliser un grand rêve à deux.

Si vous saviez combien j’ai ardemment, à Concorès, mis à vos pieds tout ce qui pourra me revenir un jour : la propriété, la demeure où je vous voyais si bien, les châles brodés magnifiques dont je vous entourais par imagination, les bijoux de famille dont je vous couvrais comme une petite reine de Saba. Tout cela me paraissait ne prendre de valeur que par rapport à vous.

Et puis à Paris, les mêmes préoccupations me poursuivaient : vous faire une vie douce et tendre, mais non pas mièvre, en vous permettant de vous consacrer à vos arts préférés (théâtre, peinture) en toute tranquillité d’esprit et indépendance, tout en vous assurant le confort ou le luxe que je sais vous être indispensable. Et pour cela j’aurai fait un très gros effort personnel pour porter mes ressources à au moins 80 à 100 000 francs par an, ce qui me parait nécessaire pour mener une vie agréable. Je crois que galvanisé par le but à atteindre, je serais capable d’arriver à ce résultat d’ici la fin de l’année ou dans un délai très proche.

Mais même si ces conditions indispensables se trouvaient remplies, il resterait pour mon plus grand désespoir, le plus grave et invincible obstacle : c’est que je ne vous plais pas, c’est que je ne représente pas du tout le type d’homme que vous seriez susceptible d’agréer, pour lequel vous vous sentiriez vibrer et dont vous aimeriez à devenir la femme.

Ainsi, j’aboutis donc à ce grand naufrage où s’engloutit toute la cargaison de mes rêves !

Mais je ne puis parvenir à me résigner à vous perdre à tout jamais, sans tenter vers vous l’impossible dans un effort désespéré, éperdu où je mets tout l’infini de mon amour, dont vous allez mesurer à quel degré il peut atteindre en vous esquissant le projet qui est né depuis une vingtaine de jours dans mon esprit et ne me quitte plus ; car si vous m’avez écrit une fois : « je ne suis pas de celles qui se reprennent« , je puis dire que cette pensée-là je peux me l’approprier pleinement. Je vous demande donc de considérer comme quelque chose de très réfléchi ce que je vais vous dire et qui vous apparaitra peut-être bien audacieux, bien romanesque et même romantique, mais qui est devenu pour moi l’ultime espoir où je me réfugie.

Alors, je vous pose avec angoisse l’interrogation suivante, que vous repousserez, j’en ai hélas la quasi certitude, mais au sujet de laquelle je veux avoir tout de même votre sentiment avant votre départ, maintenant si atrocement proche.

A défaut de partager même un peu l’amour que j’ai pour vous, chose que je sens impossible et à laquelle je me résigne, voudriez-vous condescendre à accepter de partager ma vie (une vie organisée sur un plan évidemment tout différent de celui actuel) de la manière suivante :

Je ne serais pour vous qu’un compagnon, un ami dans le sens pur du mot et qui ne dépasserait jamais les limites que vous lui aurez imposées ; de cette façon, ma personne physique se rendrait pour vous la moins pesante possible. Mais même dans ce cadre ainsi circonscrit, quelle joie immense ce serait pour moi de me sentir près de vous et mêlé à votre existence quotidienne. J’y puiserai plus de douceur que d’avoir un amour partagé avec une autre. Comme évidemment cette vie ne saurait remplir votre cœur, sentimentalement vous serez libre.

Enfin j’ajoute ceci : pour ne pas encombrer trop longtemps votre avenir, pour vous laisser à l’horizon un champ de possibilités nouvelles, je disparaitrai au bout de 5 ans par exemple. Je veux dire qu’un accident fortuit et fatal m’enlèverait à vous et ainsi à ce moment vous n’auriez pas 30 ans, vous seriez dans le plein épanouissement de la femme, vous pourriez refaire votre vie comme il vous plairait. En partant vers un autre monde, je vous laisserai évidemment tout ce que j’aurai (la fortune de ma mère et de mon beau-père doit me revenir, soit quelques centaines de mille francs, sans compter bien entendu Concorès dont on avait offert 1 million en 1940. En outre, je pourrais prendre à votre bénéfice une forte assurance sur la vie. De cette façon, matériellement, vous seriez à l’abri).

Cinq ans passés ainsi avec vous, ce serait pour moi une chose magnifique. Et comme l’existence deviendrait pour moi ardente de la sentir ainsi mesurée ; comme je la vivrai avec intensité et avec plénitude.  Ne croyez-vous pas qu’il y aurait ainsi pour l’un comme pour l’autre un destin exceptionnel, hors série, auquel seraient incapables de prétendre les âmes vulgaires.

Voilà, mon amie, ce que je me sens capable de faire pour vous et à quoi j’ai longuement réfléchi et il n’y aurait pas besoin de faire retentir le cor comme dans Hernani pour que je respecte la promesse ainsi faite de quitter ce monde au moment fixé pour que vous puissiez prendre votre essor vers ce qui aurait pu vous manquer jusque-là et qui certainement un jour viendra vous combler.

A vous de répondre maintenant. Je suis comme le gladiateur qui, vaincu dans le combat de l’arène et couché à terre, attend après le « morituri te salutant » que le pouce levé ou abaissé de la foule romaine arrête son sort définitif et lui accorde d’être ou non sauvé.

De tout mon cœur pour vous.

Henry

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