Gourdon le 10 décembre 1942

Ma chère grande amie,
Votre lettre et le petit mot que votre maman a bien voulu m’écrire m’ont été d’un précieux réconfort dans l’épreuve actuelle. Je vous remercie de tout mon cœur des paroles si douces et si bienfaisantes par lesquelles vous vous êtes penchée sur ma douleur. De toute ma volonté je m’efforce de me ressaisir et de ne pas me laisser abattre par ce coup du sort, qui malgré tout a été pour moi inattendu, car j’espérais que ma pauvre maman finirait par se remettre. Il est vrai qu’on m’avait caché en partie la vérité pour ne pas me donner d’inquiétudes, alors qu’en réalité son état s’aggravait de jour en jour.
Je tiens tout de suite à relever un point de votre lettre, puisqu’il témoigne de votre part, à mon sujet, d’une interprétation qui n’est pas du tout conforme à la réalité et que je ne veux pas qu’à propos d’une phrase de découragement relevée par vous, vous tiriez des conclusions absolument contraires à mes dispositions d’esprit. Je vais donc vous préciser à nouveau ce que vous savez déjà, pour que jamais plus vous vous mépreniez sur mes pensées profondes.
Vous m’écrivez très injustement, mon amie, mais j’en suis sans doute partiellement responsable : « … plus rien ne semble compter pour vous et je m’aperçois de la petite place que vous donniez à une amitié… la mienne, qui…« . Comment pouvez-vous m’écrire cela et surtout le penser, puisque c’est précisément tout le contraire. La vérité dans toute sa simplicité et sa continuité, la voici : quand il y a 3 ans j’ai subi le malheur que vous savez et que je me suis trouvé seul, avec ma vie non orientée et non organisée, avec en plus le vide du cœur qui n’était rempli que par un immense souvenir, mais qui appartenait en somme au passé, j’ai tenu çà aménager mon avenir ou du moins ce qui en restait, sentant encore en moi un élan de vie qui me permettait de ne pas me replier définitivement sur moi-même et d’aspirer encore au bonheur. C’est donc à ce tournant de mon existence que nous avons fait mutuellement connaissance, en esprit tout au moins. Depuis ce moment, depuis 3 ans, je me suis attaché à vous avec une ferveur et une profondeur donc vous ne pouvez pas douter, puisque ma vie est restée entièrement en suspens à vous, puisque je n’ai vécu que dans l’attente de vous – attente incertaine d’ailleurs, mais qui me faisait rester indifférent à tout autre être qui n’était pas vous. Et c’est ainsi que ma pauvre mère a eu le chagrin immense de disparaitre en me laissant encore seul. Pouvais-je vous donner une preuve plus forte de constance ? Je ne me targue pas d’avoir fait là un sacrifice, tout au contraire puisque je n’étais pas maitre de l’emprise que vous exerciez sur moi et parce que je trouvais en vous réalisé dans sa plénitude un idéal auquel j’avais souvent songé dans mes heures de rêverie. Puis de la période de songe où nous nous imaginions réciproquement et où nous projetions l’un par rapport à l’autre sur nos personnalités réciproques ce que nous désirions que l’autre soit, nous vécûmes pendant plus d’un mois nos réalités respectives ; épreuve pour moi redoutable où j’avais la sensation non pas de gravir le Capitole mais d’atteindre la roche Tarpéienne tant je vous apportais de désillusions diverses et d’innombrables défauts.
Moi par contre, je m’attachais à vous plus violemment que jamais et je crois vous en avoir donné une preuve assez claire par ma lettre de Paris, dont vous avez peut-être oublié tout ce qu’elle contenait encore qu’elle ne marquait qu’une volonté éphémère. Je vous prie, et j’insiste à nouveau là-dessus, de la considérer comme l’expression définitive de ma pensée profonde. Je crois humainement impossible d’aller plus loin dans l’abandon d’un être à un autre être. Vous êtes donc seule à mon horizon ! Mais au bout de cette nouvelle attente, que surgira-t-il ? je me pose la question avec anxiété et maintenant surtout où je ressens plus fortement que jamais l’étreinte de la solitude à laquelle je veux échapper le plus vite possible. Je me demande donc si, se trouvant remplies les conditions envisagées par moi précédemment (métamorphose de ma personne au point de vue aspect, amélioration de ma situation au niveau qui me parait indispensable pour vous, etc.), vous consentiriez toujours à associer, tout au moins pendant un certain temps, votre vie à la mienne. c’est en en doutant que j’ai pu vous écrire dans un moment de découragement, la phrase que vous me reprochez. Si en effet vous pensez que nos vies ne se peuvent rejoindre, alors, quelque regret immense que j’en garderais au fond du cœur, il me faudrait hardiment m’orienter vers de nouveaux horizons et tenter d’aborder vers quelque autre rivage, car je le répète, je ne veux pas me replier à tout jamais dans le vide et une « amitié » si ardente et si magnifique soit-elle, ne peut pas à distance combler indéfiniment une existence. Ne trouvez-vous pas, vous qui avez soif de réalités tangibles ? Cela me parait vrai pour l’un comme pour l’autre. Voilà mon amie, les explications que je voulais vous fournir en toute franchise.
J’aurai bien voulu pouvoir répondre à votre appel et venir jusqu’à Nice. J’aurai été particulièrement heureux de faire la connaissance de votre maman pour qui je ressens une attirance si grande et une si respectueuse sympathie. Mais hélas, mon temps est ici actuellement très pris par toutes sortes de choses pénibles et complexes, relatives à la succession de ma pauvre mère et qui font que, jusqu’à mon départ, ma présence est indispensable pour régler auprès du notaire, de l’enregistrement etc. bien des formalités. De plus, un acte d’adoption par mon beau-père doit être réalisé avant que je reparte et c’est assez compliqué. Si d’ailleurs j’étais libre de le faire, je me demande si même je n’hésiterais pas beaucoup à me présenter devant votre maman, n’ayant pas encore pu transformer mon équipement vestimentaire dans le sens souhaité par vous et n’ayant pas oublié vos reproches, quand vous m’avez dit : « Je ne comprends même pas comment vous avez osé vous présenter à moi tel que vous êtes« . Alors, si « errare humanum est, perseverare diabolicum » ; je n’aurais cette fois aucune excuse à encourir à nouveau vos justes réprimandes.
Hélas, Concorès ne sera plus habité, car mon beau-père ne peut rester seul dans cette grande demeure, si froide l’hiver et avec ma servante qui ne sait guère faire la cuisine. Il se retirera sans doute à Gourdon dans une pension de famille où il sera mieux soigné s’il tombe malade.
Quand j’aurai obtenu à Paris votre part de saccharine, je vous l’enverrai. J’en profiterai pour vous écrire plus longuement et plus intimement en glissant dans l’envoi quelques feuillets, car ici il m’est actuellement impossible de vous écrire comme je le voudrais, étant constamment avec mon beau-père et n’ayant pas une minute à moi pour me recueillir et écrire. Ne soyez donc pas étonnée et affligée de mes rares correspondances. Je ne puis faire autrement et cela est pour moi une très grosse privation, j’aurai eu tant de choses à vous dire depuis que je vous ai connue ; mais en raison des circonstances, je suis bien obligé de tenir vis à vis de mon beau-père ce rôle de Vestale qui est plus qu’assujettissant.
Écrivez-moi à Gourdon, poste restante ; je préfère, car mon beau-père quand je reçois une lettre désire savoir de qui elle vient, ce qu’elle contient, etc.
Je vois avec plaisir que vous vous adonnez activement à la peinture. Je suis persuadé que votre énergie et vos efforts trouveront leur récompense. Ne perdez pas courage mon amie. Il ne me parait pas possible que vos dons si précieux ne trouvent à s’épanouir fructueusement. Au sujet de « Via Mala« , j’ai bien lu ce livre fort compact (600 pages) : on me l’avait prêté à paris. Je verrai si je pourrai vous le procurer, mais j’en doute. Il est intéressant, mais je ne pense pas que vous y trouviez l’élément inspirateur pour l’illustrer comme vous aviez fait pour les Hauts de Hurle-Vent.
Ma chère grande amie, je vous remercie encore de tout mon cœur et je vous adresse toutes mes pensées les plus tendres et les plus affectueuses.
Henry