Paris le 19 mai 1940

Mademoiselle
Quel long espace de temps entre ma dernière lettre et celle-ci et cependant je vis constamment avec votre pensée. Mais j’ai été plus malade que je ne prévoyais, ayant eu une angine après ma grippe, puis toutes sortes de tribulations.
Et même cette lettre-ci ne sera pas aussi longue que j’aurais voulu, car dans les circonstances actuelles si pathétiques pour notre pays, vous comprenez combien mes occupations consacrées aux fabrications d’armement sont absorbantes. Je quitte souvent mon bureau à minuit ou 1 heure du matin et parfois plus tard. Malgré tout je veux m’arracher un instant à ma tâche pour venir vous retrouver. J’ai tant de bonheur à le faire.
Je vous ai dit déjà combien votre longue lettre avait baigné mon cœur d’une joie profonde et depuis, mon âme se blottit en votre âme comme dans un séjour idéal où tous les rêves les plus délicieux peuvent voltiger. Vous êtes un peu pour moi ma Laure ou ma Béatrice. Malheureusement je ne suis ni Dante ni Pétrarque, alors que c’est d’un vrai poète dont vous mériteriez d’être l’élue. Et je me sens tout à fait en infériorité vis à vis de vous qui semblez une femme si éthérée, si artiste.
Vous faites de la peinture, du portrait ; combien cela doit approfondir en vous le sens de la beauté et l’acuité psychologique. C’est je crois le pastelliste La Tour qui disait, parlant de ses modèles : « Je plonge jusqu’au fond de leur âme et je la ramène à moi« .
Vous préparez de plus le Conservatoire. Cela m’enchante de vous savoir tant de dons si variés et si précieux qui fait qu’on peut dire de vous, selon l’image de Shakespeare « Le jour de votre naissance, une étoile dansait« .
J’espère bien que le mari que vous choisirez ne vous imposera jamais le sacrifice de votre carrière, car ce serait d’un béotien ou d’un parfait jaloux. Sans doute y a-t-il de gros risques pour la durée d’une union que la jeune femme soit en contact constant avec les jeunes premiers, tous fort séduisants. Mais ne faut-il pas « vivre dangereusement » et même si l’on sait qu’on doit être vaincu un jour, tenter l’épreuve comme la chèvre de Monsieur Seguin qui, même au prix d’être mangée par le loup, ne voulut pas perdre le plaisir de gambader follement dans la prairie… et ensuite « les petites cornes entrèrent en danse« … (sans plaisanterie facile, à moins que vous ayez l’esprit malicieux, ce qui m’arrive aussi).
Vous me posez une question qui remue en moi une profonde douleur, mais à laquelle je vous répondrai franchement, même si ma réponse peut vous déplaire et vous séparer de moi. Mais il faut toujours être loyal, n’est-il pas vrai ?
Vous vous étonnez que je sois resté si longtemps seul et vous me demandez la raison qui me fit insérer mes lignes de Candide.
Et bien, voici : Depuis que j’avais été étudiant, je m’étais attaché à une jeune fille qui était toute seule dans la vie et qui prit peu à peu l’habitude de trouver en moi un appui moral et affectueux de tous les instants. Nos rapports étaient uniquement sur le plan immatériel et je ressentais pour elle exactement les sentiments d’un père à l’égard de sa fille.
Ce n’était donc pas « une amie » au sens que l’on attache aujourd’hui à ce mot, mais elle jouait pour moi le rôle d’une enfant que j’entourais de tendresse.
Me marier lui aurait fait de la peine et c’est pour cette raison que j’ai toujours préféré m’abstenir, même en sacrifiant ma part naturelle de bonheur. Cela est je crois du romantisme en action et j’en garde un peu de fierté.
Or, cette pauvre petite est morte, il y a un an, en pleine jeunesse d’une maladie atrocement douloureuse. Je suis resté désemparé de ce malheur et ce n’est que peu à peu que je me suis arraché à ce passé obsédant pour demander au destin de m’offrir la consolation d’un cœur à aimer. Comme dit Hello : « Si tu te sens trop seul et malheureux, jette l’ancre en haut« .
C’est ce que j’ai fait d’une manière bien prosaïque par une petite insertion de Candide. Puisse-t-elle me donner le bonheur que je voudrais donner moi-même.
Voilà, vous savez tout. Je vous prie de considérer ce récit comme sincèrement véridique, car vous pensez bien que je n’aurais pas altéré, si peu que ce soit, la vérité sur un souvenir qui m’est sacré.
Vous même, sans avoir la triste raison que vous connaissez maintenant, vous avez éprouvé le besoin de « chercher bien loin la possibilité et l’espoir d’une rencontre un peu plus romanesque » et c’est pour ce motif que vous m’avez écrit. Vous voyez comme nos deux esprits se ressemblent ; l’un et l’autre nous « aimons ce qui est le plus lointain » selon le mot de Nietzsche, parce que nous pouvons y faire affluer tous nos rêves, toutes nos aspirations les plus infinies.
Très gentiment vous me demandez le titre d’un de mes livres « pour aller, dites-vous, à ma découverte« . Je vous enverrais même le volume si le sujet n’était pas si aride et sans agrément pour une jeune fille. Si vous voulez connaitre un peu de moi, je vous joins cette petite feuille volante, dont seules les 2 ou 3 premières pages peuvent vous intéresser par leurs considérations générales. J’avais rédigé ce programme d’une œuvre d’expansion intellectuelle que j’étais en train de mettre sur pied et qui recevait déjà les félicitations des plus grands écrivains de ce temps, quand se produisit la terrible maladie de ma petite camarade. Alors j’ai tout laissé, n’ayant pas eu le courage de poursuivre quand toutes mes pensées étaient obsédées par ailleurs.
Mais si j’étais marié avec une femme intelligente et que ma vie soit organisée sur une base harmonieuse, c’est un projet que j’aimerais bien reprendre et mener à bien, car il m’intéressait et beaucoup de personnalités m’y encourageaient.
Et voilà que ma lettre est devenue plus longue que je ne pensais, car actuellement les préoccupations sont devenues si angoissantes à cette heure, où il se fait, au prix de tant de sacrifices, de l’Histoire de France et où notre sort se forge pour longtemps, qu’il est vraiment déplacé de s’attarder ainsi sur soi-même. Je l’ai fait parce que j’ai pour vous une attirance si forte que je ne voudrais pas que notre correspondance vienne à se raréfier et ensuite s’arrêter, et j’ai tenu à vous prouver la part unique que vous tenez dans mes pensées et dans ma vie.
Mais il faut tout prévoir ; les évènements marchent à une telle cadence que je puis me trouver coupé de vous durant un certain temps et dans le cas où cette triste hypothèse se produirait, j’aurais bien aimé pouvoir vous matérialiser un peu dans mes songes. Aussi puis-je me permettre de vous demander d’avoir la gentillesse de m’envoyer une photo de vous. Je n’en ai pas de moi sous la main mais je tâcherai d’en retrouver une pour vous l’adresser. Ainsi nous cesserons d’être des voix sans visage et si nous ne pouvions plus nous écrire, il resterait entre nous au moins une image (j’ignore même si vous êtes blonde ou brune, cela n’a d’ailleurs aucune importance. Je suis châtain, yeux marrons-verts, rasé, taille 1m66). Écrivez-moi vite pendant qu’il en est temps encore et croyez je vous prie, chère Mademoiselle, à toute la tendresse de mon cœur.
Henry G.