Paris le 26 mai 1943

Ma chère grande amie

Il s’est écoulé bien du temps entre votre dernière lettre et ma réponse que je vous adresse aujourd’hui seulement, au point que c’est à peine si j’ose vous écrire, car j’ai toutes les apparences d’être en faute envers vous et vous savez que dans ce cas on a plutôt tendance à se laisser oublier en faisant le mort. Ainsi, mon silence risquerait de durer indéfiniment, alors que je ne cesserais de penser à vous avec des remords accrus. Ce serait vraiment une situation qui deviendrait pour moi intolérable et que je ne veux pas laisser se prolonger davantage.

Ce n’est d’ailleurs pas de propos délibéré que j’ai attendu jusqu’à maintenant pour vous écrire. En vérité, quand j’ai reçu votre lettre d’avril dernier, j’ai été très attristé par ce que vous m’écriviez ; je comprenais si bien votre désarroi devant les circonstances actuelles de votre vie, alors que réunissant tant de dons remarquables vous ne réussissez pas à les utiliser d’une manière pratique, alors j’ai aussitôt tenté tout ce qui était en mon pouvoir pour vous faire obtenir à Paris une situation qui vous permettrait de faire face aux évènements. A cela j’ai travaillé activement depuis lors et avec d’autres personnes j’avais mis au point une organisation dans laquelle une place vous était réservée. J’espérais bien aboutir favorablement et j’attendais que le résultat escompté soit acquis pour vous faire signe de venir. C’est l’espérance de pouvoir vous annoncer cette bonne nouvelle qui me faisait retarder, jusqu’à ce que je sois fixé moi-même, la joie de vous écrire, attendant d’un jour à l’autre l’autorisation des autorités allemandes qui devait permettre à la création projetée de prendre vie. Je m’étais donné beaucoup de mal pour aboutir à cette réalisation, en pensant surtout à vous, puisque, en cas de réussite, cela vous aurait permis de vous installer à Paris dans des conditions assez agréables.

Hélas, cette réponse des autorités allemandes à laquelle tout était suspendu, viens de nous arriver et elle est malheureusement négative. J’en suis profondément désolé car cela met tout par terre. Il y a seulement quelques mois, il en aurait été tout autrement ; mais depuis quelques temps, les relations sont plus tendues entre les occupants et nous et cela entraine des conséquences fâcheuses comme celle-ci.

Mais mon amie, ne perdez pas courage ni espoir. Je vais voir activement par ailleurs pour essayer de vous trouver autre chose. Je ferai tout ce que je pourrai pour vous permettre de revenir à Paris au plus tard vers la fin de l’été.

D’autre part, j’entends dire de divers côtés que Nice et la Côte seront probablement évacuées. Dans ces conditions, comment ferez-vous, ainsi que votre famille, pour vous replier ; je veux dire à quel endroit pourriez-vous aller puisque toutes les villes de l’intérieur commencent à être encombrées par suite de l’afflux des réfugiés des zones côtières. J’ai pensé que votre maman, votre père et vous-même pourriez, si cela vous agrée, venir vous installer dans notre demeure de Concorès qui, comme vous le savez, est maintenant hélas inhabitée. Mais il faudrait me répondre très vite car elle peut être réquisitionnée d’un moment à l’autre et après nous ne pourrions plus en disposer. Songez à cela et dites-moi ce que votre maman et vous pensez de cette proposition que je vous fait de grand cœur.

Pour ne pas la retarder davantage, je termine vite cette lettre qui a presque pris le caractère d’une lettre d’affaires. Je vous écrirai dans le courant de la semaine pour vous parler de vous et de moi, plus longuement et plus librement, afin de ne pas mêler avec les prosaïques mais nécessaires questions dont je vous entretiens aujourd’hui, des sujets tout de même plus intimes et d’un ordre un peu plus spirituel.

En attendant croyez, ma bien chère amie, à mes plus affectueuses pensées.

Henry

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