Paris le 2 juin 1940

Chère Mademoiselle
Je vous avoue humblement que je n’ose plus vous écrire. Par l’envoi de votre portrait, il s’est produit entre nous deux un effondrement tel qu’il me parait infranchissable et de ceci, je demeure dans le plus douloureux désarroi.
Quand, recevant votre lettre, j’ai contemplé votre image, je suis resté interdit et j’ai cru fléchir sur moi-même, comme un homme ivre dont l’esprit chancelle et tourbillonne. Alors, je ne sais plus que dire. Comment dégager en moi des idées exprimables dans un entremêlement de sensations contradictoires et également intenses.
Pardonnez-moi donc, je vous prie, tout ce que ma plume pourrait tracer d’incohérent.
Mais quand j’ai eu la révélation de votre beauté… comment la définir, je dirais beauté parfaite… miraculeuse… divine, devant laquelle on a envie de s’agenouiller, j’ai été comme frappé d’un choc éblouissant et submergé par une joie immense !
Mais en même temps, j’ai senti se glacer mon cœur. J’ai mesuré aussitôt toute l’immensité qui nous séparait. Et cela me désespère. Il me semble que tous vos traits ravissants sont comme des pointes de diamant venant déchirer mon beau rêve.
Car si je désirais une femme jolie ou tout au moins de physique agréable, je ne poussais pas la prétention jusqu’à ambitionner pour compagne une femme belle comme l’aurore, belle comme une princesse de légende, car je n’ai rien hélas moi-même d’un prince charmant et la disproportion entre nous est tellement grande qu’il serait de ma part ridicule de persister à entretenir l’espoir qu’un jour nos destinées pourront se joindre.
Voilà pourquoi je souffre tant de vous savoir si belle. C’est comme si j’étais brusquement chassé du paradis terrestre aussitôt après l’avoir entrevu dans un éclair et en avoir subi la fascination.
Pour moi, c’est une véritable torture et malheureusement je ne puis, comme dans la légende de Faust, passer un pacte avec le diable pour lui demander, même au prix de la damnation éternelle, de me donner les séductions physiques appropriées aux vôtres et capables de vous enchainer à moi. Alors mon corps s’est révolté et a demandé pardon à mon âme de la revêtir si indignement.
Tel est le vertige où je suis plongé actuellement.
Déjà par vos lettres reçues, j’étais enivré de vous, ce qu’il y avait en vous d’exceptionnel par le côté artiste, raffiné de votre nature tendue vers les hauteurs, par votre élévation morale, par quantité d’impondérables que je percevais à distance et qui faisaient vibrer en moi les cordes les plus délicates ou les plus profondes de ma sensibilité ; tout cela me captivait et je crois vous avoir prouvé en vous écrivant toute l’emprise que vous aviez sur moi.
Mais maintenant, tout l’élan de mon être vers vous a été porté à son comble dès votre apparition charnelle, dirais-je ; alors je ne me suis plus senti qu’une chose passive, embrasée et emportée par l’ouragan d’amour qui déferlait en moi… et depuis je vis d’une façon irréelle, surnaturelle, disloquée, comme si la foudre d’un orage avait éclaté dans les profondeurs de mon âme.
Peut-être allez-vous être interdite et déconcertée devant ce tumulte, mais je vous demande de comprendre, de vous pencher sur moi avec une sympathie miséricordieuse… alors je vous chuchoterai de cœur à cœur que vous représentez tout ce que mon imagination a pu rêver de plus sublime, de plus téméraire, mais sans y croire et voilà que d’un coup, d’une manière si imprévue et miraculeuse se matérialise à moi, comme dans un conte de fée, la femme que j’ai adorée, en esprit, depuis toujours et qui va m’échapper parce qu’elle est trop belle. Comment alors pouvoir garder sa raison ?
Depuis que je suis en sa possession, votre image ne me quitte plus ; je la retire constamment de mon portefeuille pour la contempler bien qu’elle soit gravée et vivante dans mes prunelles et s’il m’arrivait le pire (car je suis obligé par mes fonctions d’aller souvent dans des régions industrielles proches du front de bataille et copieusement bombardées), j’aurais la consolation de quitter ce monde avec votre visage adoré sur mon cœur… votre visage plus doux pour moi qu’une hostie.
Depuis ce moment aussi, tous les vers des poètes qui chantent le sublime et « éternel féminin » me montent à la mémoire quand je pense à vous et je voudrais pouvoir vous les envoyer tous en une gerbe étincelante pour qu’ils vous traduisent, dans leur forme magnifique, toutes les pensées que vous m’inspirez. J’ai recours à quelques-uns de ces petits messages ailés, interprètes de mon émotion, pour vous dire tout ce que vous symbolisez pour moi :
« Que m’importe les cieux, que m’importe le monde
Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront dit…
Dis-moi n’importe quelle chose, ça sera
La rumeur des flots
Laisse l’eau de tes yeux réfléchir le ciel simple
Ton regard est si pur et ton front est si beau…
Je resterai ainsi des heures, des années
Sans épuiser jamais la douceur de sentir
Ta tête aux lourds cheveux, sur moi s’appesantir… »
Mais vous allez dire que je deviens tout à fait bébête et plus encore que vous ne pensez, car d’autres fois je me tiens des propos un peu fous, je me dis que ce serait pour moi une ivresse de vivre avec vous seulement un an ou deux, si vous ne voulez pas engager votre vie entière, me prodiguer pour vous comme pour une idole, contribuer de tout mon pouvoir à faciliter votre essor, à ce que vous deveniez une belle et grande actrice, puis après disparaitre à votre volonté, vous laisser le champ libre pour d’autres envolées, vous permettre ainsi de choisir l’homme idéal qui répondrait à vous (car il n’est pas possible qu’un homme quel qu’il soit ne tombe follement amoureux de vous si votre regard l’y invite), vous laisser aussi, avec une joie profonde, tout mon patrimoine, heureux d’avoir pu un instant combler la petite fée qui me galvanise, d’avoir pu la draper avec des choses pour lesquelles on attache dans ma famille une certaine importance, car on les associe toujours à la femme que j’aurai : des châles brodés anciens, des broderies venues de ma grand-mère, faites par elle et primées à une exposition internationale et qui attendent leur petite reine de Saba. Si c’était vous, quel bonheur !
Évidemment, tout cela n’est que le rêve d’un rêve, mais qui me fait battre follement le cœur et m’exalte. Aussi mes lignes fiévreuses vous paraitront peut-être extravagantes.
En tout cas, je puis vous assurer que vous avez tort de vous « sentir lésée » par ma vie antérieure et j’ai dû, sans doute, me faire mal comprendre en m’expliquant à ce sujet, car c’est tout le contraire qui est vrai.
Si en effet je me suis attaché à la pauvre enfant que vous savez, cela se passait sur un plan tout différent de celui qui peut exister entre nous.
J’ai ainsi vécu pendant longtemps d’une vie en quelque sorte à la St Vincent de Paul (sans du reste pour cela avoir pratiqué une existence monacale, n’étant nullement une créature désincarnée, ou un souffle errant dans l’éther – mais j’ai toujours évité le grand amour qui l’aurait trop fait souffrir s’il avait abouti au mariage et comme il m’est impossible et intolérable de faire de la peine, j’ai préféré étouffer en moi des velléités cependant bien naturelles). Évidemment cela peut paraitre extraordinaire et on m’aurait prédit ce qui est arrivé, je ne l’aurais pas cru possible, mais les circonstances de la vie arrivent à façonner les choses de la manière la plus imprévue et la plus invraisemblable.
Dites-vous plutôt que j’ai conservé intacte toute ma puissance d’aimer, dans le sens total du mot, et que ma contrainte volontaire jusqu’ici n’a fait qu’accumuler toutes mes forces en vue d’un grand amour où se consumerait toute ma vie.
Je suis terriblement inquiet de vous savoir en ce moment à Nice, exposée à des bombardements si l’Italie entre en guerre contre nous, comme il est à peu près certain. Je serais heureux si vous quittiez cet endroit et si je pensais que vous êtes en sureté. Peut-être d’ailleurs êtes-vous déjà partie, peut-être ma lettre ne vous touchera pas ?
Dire que notre belle aventure se déroule à un moment si tragique et se trouve environnée du flamboiement d’une guerre atroce et qui n’épargne rien ! Je vous en supplie, mettez-vous à l’abri.
Si vous n’avez pas de position de repli, songez qu’il existe notre demeure de famille dans le Lot et où mes parents vivent. Ce n’est pas la place qui manque. Comme je serais heureux de vous y savoir avec votre maman, loin des explosions, sans d’ailleurs que vous supposiez qu’il y ait dans cette offre un moyen détourné de ma part pour chercher à vous attirer à moi. Mais la pensée que vous pouvez être en danger me déchire. Pensez à cela et répondez-moi.
Que vous dire en vous quittant si ce n’est ce cri de mon cœur, exprimé de la façon la plus simple : que la vie, après vous avoir entrevue, me paraitra sans vous et avec qui que ce soit, comme manquée.
Henry G.
Vous m’aviez demandé ma photo, mais comme il y a bien 10 ans que je n’ai posé devant l’objectif, et que je n’ai pas retrouvé d’ancien portrait de moi, qui doivent être tous dans ma famille, j’irai ces jours-ci chez un photographe et je vous en enverrai le résultat dans ma prochaine lettre.