Paris le 30 mai 1944

Ma chère grande amie
Je lis aujourd’hui dans les journaux le terrible bombardement qui a eu lieu vendredi à Nice et qui a fait tant de victimes. Vous devez penser combien je vais demeurer angoissé jusqu’à ce que j’ai reçu de vos nouvelles et combien le temps va me paraitre long d’ici là. J’espère bien qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux, à vous ou à votre maman et que vous aurez eu la pensée de m’écrire aussitôt qu’il vous aura été possible.
Vous voyez qu’hélas on se trouve exposé partout, actuellement ; toutes les villes de France sont tour à tour bombardées sauvagement et je crois bien que c’est encore à Paris qu’on se trouve le mieux en sécurité (je ne parle pas des environs, bien entendu).
J’ai été tout à fait stupéfait et bien déçu en lisant votre dernière lettre, que j’attendais avec impatience, car j’espérais qu’elle m’annoncerait la date prochaine de votre arrivée. Or vous me dites n’avoir même pas reçu de réponse de Madame P. à la lettre écrite par votre maman. C’est à n’y rien comprendre, car au début de ce mois j’avais reçu d’elle un mot (que je vous transmets d’ailleurs ci-joint) où elle me disait combien elle était contente de ce projet de location et que d’ailleurs elle vous écrivait par le même courrier. Cela me parait donc stupéfiant que vous n’ayez rien reçu d’elle. J’imagine que sa lettre ou bien celle de votre maman a dû se perdre. En tout cas, je viens de lui écrire à nouveau pour lui marquer mon étonnement et me fixer sur ce qu’elle décide.
Tous les évènements actuels sont bien troublants et je me demande s’ils ne sont pas de nature à modifier vos projets. Évidemment, il est bien risqué de voyager par le temps qui court. Un de nos collègues vient de rentrer de Marseille d’où il était parti 3 heures avant le bombardement et il a mis 22 heures pour arriver à Paris. Les communications avec le sud-ouest, direction de Toulouse ou de Bordeaux, sont à nouveau coupées depuis quelques jours à la suite des bombardements d’Orléans et de Juvisy. D’après ce que j’entends dire de divers côtés, les voyages sont en ce moment très pénibles. Mais d’un autre côté, rester à Nice, après le bombardement qui vient d’avoir lieu et qui n’est peut-être qu’un avant-gout de ce que réserve le proche avenir, ne me parait pas une solution bien désirable.
Enfin, de tout cela vous devez discuter avec votre maman et sans doute avez-vous arrêté un parti.
En ce qui concerne la prise en commun avec vous par une jeune femme ou une jeune fille de l’appartement de Mme P., je ne connais personne qui en cherche. Et puis pour vivre en commun avec quelqu’un, il faut bien le connaitre et en être bien sûr. Vous qui n’avez pas du tout l’esprit bohème, je ne vous vois pas du tout vivant sous le même toit avec une personne qui n’aurait pas vos habitudes, votre même genre de vie etc. Vous n’avez en somme jamais quitté votre maman et je doute que vous puissiez vous adapter d’emblée à un caractère inconnu qui risquerait, encore peut-être plus que le mien, de vous « horripiler ».
Pour le cas où la combinaison P. n’aboutirait pas, j’ai pensé à une autre. Il s’agit d’un vieux monsieur de mes amis qui habite un délicieux appartement quai Voltaire, le long de la Seine, en face du Louvre. Depuis l’exode, il vit en province, mais comme on doit maintenant déclarer tous les appartements inoccupés et que ceux-ci risquent d’être donnés à des réfugiés, j’ai pensé que peut-être il consentirait à le sous louer pour cette raison là : éviter qu’il soit occupé par n’importe qui. Je vais donc lui écrire pour essayer de le décider à vous sous louer. Ce serait encore plus agréable que l’appartement de Mme P. Je vous ferai connaitre ce qu’il me répondra.
J’ai grande hâte de vous lire, ma chère petite Suzanne, pour savoir si vous et les vôtres êtes sains et saufs. Ce serait par trop horrible s’il vous était arrivé quelque chose. Mais mon cœur ne peut pas l’imaginer. Je vous embrasse affectueusement.
Henry