Gourdon le 20 février 1945

Ma chère grande amie
Enfin votre lettre du 31 janvier est venue mettre un terme à mes alarmes qui étaient grandes, car je ne m’imaginais pas que la raison de votre silence était une bouderie et je faisais toutes sortes de suppositions plus ou moins dramatiques, par exemple que vous étiez gravement malade ou bien que vous vous étiez faite enlever par un romantique amoureux. Cette dernière hypothèse me tourmentait fort, aussi ai-je écrit à votre maman pour l’inviter à m’annoncer cette triste chose (pour moi), pensant qu’elle ne l’osait pas d’elle-même.
Vous voyez, mon amie, que vous m’avez causé beaucoup de souci ! Mais cette pensée, je crois, n’est pas pour vous déplaire, car j’ai gardé le souvenir que vous savouriez avec volupté le sentiment d’inquiétude que vous faisiez naitre dans un cœur aimé, celui de votre maman en l’occurrence. C’est donc à mon tour de vous pardonner, comme aux enfants qui se complaisent à créer du tourment autour de leur petite personne afin de mesurer le degré de sollicitude et de tendresse dont ils sont l’objet.
Me voici donc dans le Lot depuis une semaine, étant venu voir mon beau-père que je n’avais pas revu depuis Pâques de l’année dernière. Je dois repartir demain pour Paris.
Je vais répondre aux différents points de votre lettre, bien que vous ayez vous-même laissé en suspens mes diverses interrogations. Vous paraissent-elles indiscrètes ? Dans ce cas, je ne les renouvellerai pas.
Vous me demandez des détails sur la vie de Paris. Elle n’est guère brillante pour le moment, avec un ravitaillement presque inexistant. La plupart des restaurants ferment le soir, n’ayant rien à servir. Le mois de janvier a été détestable à cause du froid et de l’absence de tout moyen de chauffage. Ni chez soi, ni au bureau, aucune possibilité d’allumer du feu. On en arrivait à ne plus pouvoir même tenir un porte-plume et cette situation atténuait mes regrets de votre absence, car j’imagine que vous auriez beaucoup souffert si vous vous étiez trouvée à Paris dans un pareil moment.
Vous me demandez si on trouve du beurre. Ma foi non. Il faut pour cela aller en expédition en Normandie et encore, n’a-t-on le droit que d’en ramener une petite quantité. Mais précisément, comme si votre question avait attiré le concours d’une fée bienveillante, j’ai reçu à ce moment-là le petit colis annuel de beurre que mon ex-fiancée a la gentillesse de m’adresser sans défaillance. Et ma foi, je n’ai pas pu résister au plaisir de vous l’expédier illico, en pensant aux petites tartines que vous feriez, ainsi que je vous avais vu opérer quand, sous mes yeux, vous diniez couchée dans votre lit ou étendue dessus, à la mode antique (C’était un spectacle bien agréable à contempler et qui évoquait la grâce et la volupté latines. « Souvenir, souvenir, que me veux-tu » (Verlaine)).
Au point de vue intellectuel, la vie présente n’offre pas d’intérêt ; les pièces nouvelles sont médiocres, les livres également, les journaux illisibles pour la plupart.
Vous vous inquiétez de savoir si je ne viendrais pas jusqu’à Nice. Cela prouverait donc que vous n’avez plus l’intention de vous installer à Paris. Eclairez-moi à ce sujet. Je serais désolé si vous abandonniez vos projets d’autrefois. Je ne m’explique pas ce changement total. Si d’ici là vous ne venez pas, je tâcherai aux grandes vacances de venir jusqu’à vous, ce qui me procurerait un immense plaisir. En attendant, ne manquez pas de m’envoyer une ou des photos de vous ; vous savez avec quelle joie je les reçois.
Je vous adresse, ma chère grande amie, mes plus affectueuses pensées.
Henry
Vous me dites que vos souvenirs d’il y a 2 ans sont toujours vivants. Cela me fait plaisir. Croyez bien que moi-même j’y pense toujours.