Paris le 11 aout 1945

Ma chère grande Amie
Vous allez croire que c’est une lettre posthume que je vous adresse de l’autre monde. Mon silence, si prolongé, a dû vous paraitre inexplicable, bien que j’aie pris le soin, par un télégramme, de vous avertir que contrairement à vos suppositions toute mon amitié vous restait entière, ce qui voulait dire que mon silence n’était pas dû à un motif vous concernant.
La raison en était toute différente et provenait de gros ennuis que j’avais au Comité de l’Automobile où est arrivée, après la Libération, toute une équipe de chambardeurs, se ruant aux places et éliminant le plus possible de collaborateurs (je n’emploie pas le mot dans le sens de l’actualité que vous connaissez, car en ce qui me concerne sur ce point, j’étais invulnérable ayant participé à une organisation de résistance qui a fait ses preuves). Donc cette violente bagarre s’est prolongée pendant longtemps ; j’ai dû livrer une bataille incessante, qui dure encore. Enfin, je vous expliquerai tout cela plus tard. Toujours est-il que je n’étais pas dans un état d’esprit me permettant de correspondre, accaparé que j’étais mentalement à faire face à une situation qui provoquait en moi toute une tension de l’être, en même temps qu’un profond dégout pour certains spécimens d’humanité.
Et à mesure que le temps passait au milieu de cette bourrasque, j’osais de moins en moins vous écrire après cette interruption prolongée. J’attendais qu’une occasion favorable vint me fournir le moyen de renouer avec vous, car je vous assure que ce silence me pesait lourdement sur le cœur.
J’attendais donc que Ste Suzanne vienne me prendre par la main pour me ramener vers vous, aussi confus que repentant si j’ai pu paraitre vous oublier.
Je vous adresse donc, ma chère Amie, et de tout mon cœur, mes vœux de fête les plus affectueux. Acceptez-les je vous prie et ne m’en veuillez pas trop d’une attitude qui a pu vous paraitre incompréhensible. Si j’ai pu paraitre vous abandonner, je vous conjure de croire que ce n’était qu’une apparence trompeuse.
Jamais peut-être, je n’ai pensé davantage à vous que durant cette longue période où je pouvais paraitre, tel Moïse, m’être retiré solitairement sur le mont Nébo. Combien de fois, en effet, pour ne pas dire tous les jours, ai-je évoqué les souvenirs qui me rattachaient à vous et je pourrais, pour vous prouver la fidélité de ma mémoire, évoquer heure par heure les instants passés ensemble au cours de ce mois d’octobre de 1942. Oui, j’ai gardé intacts tous ces souvenirs qui s’échelonnent entre deux sanglots : celui de votre arrivée, quand dans cette triste chambre d’hôtel vous n’avez pu retenir vos larmes, et celui du départ (non pas pour le regret de me quitter, mais parce que vous n’aviez pas de place assise). Voulez-vous que je pêche un peu dans ces évocations, en vous démontrant ainsi combien vous restez présente en moi.
Commençons par les notes joyeuses :
Vous rappelez-vous votre enthousiasme adorable quand vous faisiez le soir la dinette dans votre lit où, comme l’oiseau qui vient du large vers ses petits, je vous apportais la becquée sous la forme bien modeste de petites pommes de terre bouillies que vous aviez la générosité d’accueillir avec ravissement. Et mieux encore quand nous faisions un petit extra, par ex. quand vous vous arrachâtes à la douceur de votre chambre pour aller sous une pluie battante à « l’Eau de France » ; c’est ce soir-là que vous m’avez dit si drôlement : « Vous cornez ! » quand je toussais dans la nuit pour éviter les télescopages avec des passants qui n’y voyaient goutte. Et aussi notre diner, la veille de votre départ, « au Grand Veneur » avec ce bon petit pâté de volaille et ces vins qui nous grisèrent un peu.
Et les heures passées au spectacle : Comédie Française, A.B.C. (Edith Piaf), Théâtre de Paris (Maurice Chevalier), Michodière (Pierre Fresnay et Yvonne Printemps), la Madeleine (votre ami Sacha) et où nous étions si mal placés… par votre faute, puisque vous ne m’aviez laissé louer les places qu’à la fin de votre séjour et qu’ainsi limités par le temps nous n’avions plus le choix.
Et la journée à Versailles où votre bonne humeur éclata dès le départ, en vous réjouissant de voir tomber la pluie, abritée derrière les vitres du train ; votre joie à manger une bouchée de chocolat dans un café avant de pénétrer dans le parc pour vous recueillir un instant toute seule dans le petit Trianon. Puis au retour, me donnant le bras sous le parapluie, vous m’avez démontré péremptoirement que mon ex-fiancée ne m’aimait pas… puisqu’elle continuait à m’envoyer du beurre. Vous voyez que les plus petits détails me sont restés dans l’esprit.
Maintenant passons à d’autres souvenirs qui vous évoqueront sous des aspects différents (un peu à la manière de la tirade du nez de Cyrano).
Capricieuse ou brusque : petite comédie, de ton bien féminin, dans le restaurant en sous-sol, quand vous vous êtes aperçue que vous étiez placée sous un éclairage que vous jugiez défavorable et qu’en raison de ce drame nous avons failli partir sans diner. Ou encore l’éclat de mauvaise humeur que vous n’avez pu réprimer quand un voisin vous demanda de retirer votre chapeau pour essayer de voir Maurice Chevalier qui était complètement masqué par votre plume.
Personnelle : A la visite du salon d’Automne, vous vous arrêtiez devant les tableaux qui vous plaisaient, repartant brusquement sans vous occuper de savoir si je suivais ; à Notre Dame une fois votre prière finie, vous repartiez également sans attendre que la mienne soit terminée ; à la gare St Lazare marchant à vos côtés et ayant fait un faux pas, au lieu de dire « Faites attention à ne pas tomber« , j’entendis ceci « Ne me faites pas tomber surtout« . Il semblait par moments que vous seule comptiez, vous seule étiez tout l’univers.
Profonde : Mais j’entendais aussi des phrases qui allaient loin et qui me pénétraient avec intensité, comme celle-ci qui m’a si profondément enchanté « Avant tout, j’aime la Beauté !« . Et celle-ci s’adressant à moi, qui me départageait en deux zones psychologiques contradictoires : « C’est inouï ce que vous pouvez être tour à tour prenant et crispant » (Je veux oublier le « Vous m’horripilez ! » d’un certain jour, pour ne me rappeler que les aimables : « Bonjour mon cousin« ).
Grondeuse : Par exemple l’abattage que j’ai reçu (et que je méritais, je l’avoue) quand vous m’avez si bien réduit à ma plus simple expression en faisant une critique impitoyable autant que justifiée de ma façon de m’arranger : « Je ne comprends pas comment vous avez osé vous présenter devant moi ainsi !!!« .
Je pourrais continuer comme cela longtemps et remplir des pages et des pages à vous rappeler tout ce qui est resté si vivant dans ma mémoire. Surtout ne vous offusquez pas si j’ai retenu tant de menus souvenirs qui ne vous avaient sans doute même pas frappée et ne voyez pas là des pointes acides dirigées contre vous. A mes yeux au contraire, cela prouve que vous avez une personnalité extraordinairement multiple et attachante, que vous êtes toute vibration et tout le contraire de la fadeur. J’ai simplement tenu après ce long silence à vous démontrer combien vous êtes toujours présente en moi comme au premier jour et aussi à vous replonger un peu dans des souvenirs vécus ensemble.
J’ai appris avec plaisir le mariage de votre amie Montangerand. Je me rappelle son très aimable caractère. Je me rappelle également avoir diné, non pas deux fois, mais une fois avec elle, devant lui remettre la lettre que vous m’avez laissé et étant heureux d’avoir ainsi l’occasion de parler de vous. Elle m’avait amusé quand elle m’avait expliqué, sans aucun esprit critique d’ailleurs, car elle est incapable de rosserie et elle vous aime bien, qu’à Nice vous ne consentiez à sortir que quand il faisait un temps idéal, c à d sans trop de soleil, sans brouillard, sans une goutte de pluie, sans le moindre vent etc.
Et votre amie de Nice qui était partie en Allemagne, qu’est-elle devenue ? Et votre frère est-il rentré du Maroc ? Et le comte de St X qui était si bien avec Laval, il doit être en fuite ou bouclé ?
Et vous surtout, parlez-moi de vous le plus longuement possible, puisque par ma faute je suis privé depuis si longtemps de vos nouvelles. Ne me gardez pas trop rancune, mon amie, de ce silence que je déplore et qui, je le répète, a sa source dans des raisons tout à fait extérieures à vous.
Vous me demandiez dans votre dernière lettre de vous retourner une photographie de vous à laquelle je tiens par dessus tout. C’est d’abord celle que je préfère. C’est aussi la première que j’ai reçue de vous et qui m’a fait m’attacher à vous d’une façon inouïe. Cela me fait un gros chagrin de m’en séparer et si je le fais c’est parce que votre maman la désire. Il n’y a vraiment que pour elle que je puis consentir un tel sacrifice. Je vous la retourne donc avec grand regret. Vous remarquerez qu’hélas elle est un peu râpée. Vous en devinerez tout de suite la raison. Je l’ai trop longtemps gardée sur moi, dans mon portefeuille. Si elle était restée dans un album elle serait plus fraiche. J’avais le tort de ne pas vouloir me séparer d’elle. Mais bien entendu, je vous demande instamment, comme vous me l’avez promis, de m’en envoyer une ou plusieurs autres en dédommagement.
Êtes-vous allée en vacances cette année ? je pars pour le Lot au début de la semaine. J’emploierai mes vacances à faire recouvrir une partie de la toiture de notre habitation. Ces réparations devaient être faites depuis déjà plusieurs années, mais en raison de la guerre, on n’a pu le faire plus tôt.
Si vous voulez bien ne pas me garder trop rancune et me répondre, soyez, je vous prie, assez gentille pour m’écrire Poste Restante à Concorès (Lot) parce que ne sachant pas encore si je passerai auparavant quelques jours à Gourdon ou à Souillac, le facteur serait embarrassé pour faire suivre votre lettre. Je préfère donc qu’elle ne soit pas orientée ailleurs d’une manière incertaine.
Je vous renouvelle, ma chère grande Amie, tous mes vœux les meilleurs de bonne et heureuse fête et vous prie de croire à mes sentiments les plus affectueux et à mon attachement inaltérable.
Henry
Comment va votre maman ? N’a-t-elle pas trop souffert d’un ravitaillement déplorable. Transmettez-lui, je vous prie, mes respectueux hommages.