Paris le 6 juin 1946

Ma chère grande [amie]

Me voici revenu au port d’attache. Il me semble me réveiller d’un long rêve merveilleux. J’ai l’impression aussi d’être un navire parti pour un grand voyage vers les mers du sud et qui maintenant, revenu à quai, va se décharger et dénombrer la riche cargaison qu’il rapporte. C’est l’heure donc du recueillement où l’on se plait à faire le bilan de la traversée. Les conquistadors devaient éprouver aussi cette joie détonante quand ils revenaient de leurs expéditions dans le nouveau monde avec tant de fabuleuses richesses.

Ces richesses pour moi sont immatérielles et vous les représentez toutes. Comment vous dire tout ce qui me vient à l’esprit. Un volume – et un in-octavo encore n’y suffirait point, et vous n’auriez sans doute pas la patience d’en achever la lecture. Comment classer toutes mes idées qui voltigent sur tant de points divers. Ma lettre sera bien décousue ou plutôt elle sera une pérégrination autour de tout ce que j’ai pu ressentir ou de ce dont nous avons discuté. Pour que vous vous retrouviez dans tout ce dédale, je la compartimente en petits chapitres ayant chacun un titre.

Votre accueil inoubliable

Et d’abord laissez-moi vous dire encore mieux que je ne l’ai fait de vive voix combien j’ai été touché infiniment par la façon dont vous m’avez reçu. Quelle gentillesse fut la vôtre ! J’en suis encore tout imprégné. Tout le mal que vous vous êtes donné ; cette improvisation en un temps record du délicieux gouter que vous m’avez offert : ce moka exquis, cette succulente crème au chocolat, ce savoureux gâteau, qui m’ont prouvé que vous n’aviez pas exagéré quand, dans une lettre ancienne, vous m’aviez signalé que vous étiez devenue un véritable cordon-bleu (comme pour tenter le gourmand que je suis parfois) ; toute cette bonne grâce qui me retint dans votre home charmant pendant près de quatre heures d’horloge, comment n’aurais-je pas été sensibilisé profondément par tant d’amitié spontanée, par tant de douceur enveloppante à laquelle se joignait si aimablement votre maman. Soyez-en remerciées de tout mon cœur reconnaissant. Ce furent là pour moi des heures inoubliables que marquèrent particulièrement – en plus de votre présence réelle – la vision de votre album où je vous vis sous tant d’aspects tous plus enchanteurs les uns que les autres, ainsi que l’audition de votre disque où votre voix, votre accent atteignent une intensité d’âme si émouvante. Et je n’oublie pas la véritable galerie de tableaux où j’ai pu mesurer votre corps à corps triomphant avec la nature. N’a-t-on pas dit que « l’art, c’est la nature à travers un tempérament« . J’ai donc admiré ce tempérament, alors que vous m’imaginez, je ne sais pourquoi, indifférent à la peinture, comme si ce n’était pas une projection éclatante de la beauté que je goute particulièrement.

Comment je vous ai retrouvée

Et puisque je parle de vous et que rien ne peut m’être plus agréable, je ne vous quitte plus. Je viens vous dire tout de suite combien, durant ces trois journées passées ensemble, j’ai pu vous apprécier d’une façon différente de jadis, combien vous m’êtes apparue sous un éclairage nouveau.

Je croyais cependant bien vous connaitre tout à fait au cours des cinq semaines de votre séjour à Paris. Voilà alors l’idée que je me faisais de vous : une femme extraordinairement attirante – et la preuve est que je n’avais pas laissé passer un jour sans venir vous voir – avec laquelle on ne connait pas l’ennui, mais d’une terrible variété d’humeur, une enfant capricieuse qui se fait volontairement pesante et agressive, comme pour faire payer la rançon de son charme et que l’on doit vraiment tenir à bout de bras, la petite vamp, la dure (comme disait votre entraineur de théâtre, qui devait s’y connaitre en psychologie féminine) mais dont on subit tout, passivement, parce qu’on ne peut résister à tout ce qui se dégage d’elle de séduction ; parce qu’on se trouve réduit devant elle comme Ulysse devant les charmes de Circé…

Et puis à Nice, on s’aperçoit que cette femme répond pleinement au ton de ses lettres, qu’elle a vraiment un cœur profond, que sous sa grâce espiègle et ses chatoiements et enthousiasmes de petite fille, il y a en elle un fond de bonté magnifique, un équilibre réfléchi, un raisonnement varié, une harmonie interne que la vie, certes, peut secouer et ébranler, mais quand même sous les allusions mouvantes de surface, on trouve vite le roc où bâtir le solide.

Et cette femme, si diversifiée et si complète, dont les aspirations multiples et différemment orientées, trouvent cependant leur centre de gravité (et ce dernier mot, on peut l’employer pour vous également à la lettre, je veux dire avec ce qu’il rappelle de sérieux et de réfléchi), cette femme, c’est vous mon amie, c’est vous, chère, chère Suzanne. Quel bonheur ce me fut de vous découvrir dans toute l’ampleur de vos perspectives. Et comment mes lettres, depuis mon départ de Nice, n’auraient-elles pas été le reflet de cette joie immense. Non pas totale, certes, non pas absolue, puisque le destin aura voulu que votre cœur soit totalement et définitivement absorbé par un être en qui toutes vos facultés d’amour se réfugient.

A la manière des Hauts de Hurle-Vent

Alors, j’en arrive de suite à ce point essentiel et crucial, on peut le dire, qui va donner à notre propre aventure son cachet d’exceptionnalité, son caractère étrange et même, je crois, unique, fait pour tenter des âmes peu communes. Je sais, je mesure tout ce que j’assume au départ : cette croix intérieure sur laquelle sera cloué mon cœur. Mais pour moi, il n’est pas de sacrifice que je ne me sente de force à accepter quand il s’agit de vous, même celui-ci qui me fera en quelque sorte ressembler à Tantale organisant de lui-même son propre supplice.

Certes, autrefois, j’aurais écarté absolument une telle hypothèse, je n’aurais pas admis de n’avoir de la femme aimée et totalement et de toute mon âme, qu’une part restrictive et secondaire, alors que sa propre essence, alors que la partie enflammée de son être s’embrasera vers ailleurs !

Rappelez-vous à ce sujet la 1ère ou 2ème lettre que je vous avais écrite en 1940 dans laquelle je vous exposais ma conception d’une union intime avec celle à qui je confierai mon sort.

Mais enfin j’ai vécu, j’ai mûri, j’ai souffert. La mort m’a arraché voilà 7 ans l’être qui m’avait toujours été le plus cher. J’ai subi l’étreinte de la vie qui apporte aux hommes ces crises qui les développent et qui semble leur envoyer des épreuves pour les rendre plus forts et mieux trempés, plus humains aussi, plus capables de comprendre, plus aptes à se dépouiller, à se contenter d’un demi bonheur, si on sent que le sacrifice accepté est pour celle qui en est l’objet la preuve d’amour la plus belle et la plus haute qu’on puisse lui donner et qu’elle le comprend.

Cela, vous ne pouvez pas l’oublier, ne date pas d’hier, mais de 4 ans déjà où dès ce moment-là j’avais pris la position que vous savez (même au delà, et je pourrais dire que je vous dois la vie, comme vous me le rappeliez si drôlement au Cecil), préférant encore n’avoir de vous que ce que vous voudriez m’en concéder, plutôt que la totalité d’une autre.

Et ainsi, mon amie, par cette sorte de pacte étrange conclu entre nous, nous nous acheminons vers quelque chose de hardi et d’inouï, vers une existence hors série, vers une altitude d’accès difficile, où l’air sera peut-être assez raréfié, mais où nous aurons la sensation d’être sur des sommets.

Et il me semble que ce sera quelque chose d’un peu comparable par son pathétique à ce roman des Hauts e Hurle-Vent que vous aimez tant et dont vous avez fait des illustrations pour moi inoubliables, où dans  une atmosphère de sauvage grandeur et de solitude, se déroulent les scènes enfiévrées imaginées par Emily Brontë, cette vierge […] et passionnée.

Mais c’en sera aussi tout à fait le contraire, puisque dans notre roman à nous (oui roman, je dis bien, parce que la vie telle qu’elle s’organisera pour nous, offrira quelque chose d’à part, comme on le voit seulement dans l’imagination des romanciers) la violence, l’égoïsme, la cruauté, le désespoir qui tourbillonnent dans ‘Wuthering Heights », mêlés aux vents hurleurs, feront place à une douceur réciproque, à un effort mutuel de l’un vers l’autre pour endormir les cœurs douloureux, à la calme sérénité de l’aube quand sa clarté dissipe les torpeurs de la nuit.

Moi en tout cas, je sais que je trouverai en moi assez de courage et de volonté pour me maintenir à vos côtés sans défaillance vers ces cimes que nous escaladerons ensemble et où nous pourrons nous regarder fixement dans les yeux, avec mélancolie certes, mais avec la conviction que nous ne sommes pas des âmes vulgaires, que nous avons tenté quelque chose d’audacieux et que nous n’avons pas été inférieurs à ce que nous attendions l’un de l’autre.

Voilà comment je sens ces choses. Elles m’exaltent, me soulèvent et m’exhaussent, me semble-t-il, au-dessus de moi-même. Cela me parait dramatique, mais aussi attirant, grisant et envoutant, comme une ascension inconnue vers les hauteurs les plus inaccessibles de nous-mêmes.

Mais il faut évidemment, pour ne pas échouer dans un tel effort et aboutir alors à un désastre, que chacun réalise ce qu’il a accepté d’entreprendre. Et à cet égard, j’avais pu craindre que vos forces ne vous trahissent, quand je vous ai dit : « Mais est-ce que vous ne finirez pas par me prendre en grippe« . En effet, je pensais qu’il arriverait peut-être un jour où vous seriez lasse et exaspérée d’être constamment avec quelqu’un dont la présence risquerait de vous faire sentir plus encore l’absence de celui que vous voudriez avoir devant les yeux. C’est là pour moi le gros risque, même en faisant de mon mieux pour respecter la partie secrète de votre vie, le temple intérieur que vous avez constitué en vous.

Mais enfin vous m’avez répondu sur ce point avec spontanéité et franchise pour me rassurer. Alors, j’ai confiance en vous pour m’abandonner à vous sans réticence et absolument.

Votre lettre que j’ai lue et relue avec tant d’émotion, achève de me convaincre, quand elle me déclare avec une amitié qui vraiment m’environne : « Je veux qu’il y ait entre nous une grande union de pensées, une sincérité totale (1), une intimité des cœurs et que nous ayons l’un l’autre la sensation d’une pensée penchée sur nous pour nous faire du bien réciproquement« .

Comme tout cela est magnifiquement dit et senti et comme j’en suis bouleversé. Et la suite que vous écrivez, Suzanne chérie, n’est pas moins belle et vous pouvez en effet conclure à juste titre : « Je crois que tout cela peut encore donner le bonheur« .

(1) N’avez-vous pas été frappée que ce même jour, le samedi, où nous nous écrivions, la même pensée s’imposait à nos esprits, puisque dans ma lettre de Gourdon, je vous parlais de « pureté de cristal » pour qualifier la transparence d’âme, la sincérité complète qui devrait régner entre nous.

Ce que vous donnez

Oui, certes, ce que vous donnez est immense et comment n’en comprendrais-je pas moi-même tout ce que cela a vraiment d’inespéré pour moi. Dites-vous bien que j’en ressens de l’humilité. Dites-vous bien que depuis votre première lettre, en février 40, si courte, mais qui pour moi brillait comme un diamant parmi les autres, j’ai senti votre personnalité d’une manière irrésistible, et que lorsque, peu après, votre image est venue jeter sous mes yeux sa lueur éblouissante, rien d’autre désormais n’a plus existé pour moi ! Toutes mes lettres depuis 6 ans ont pu vous prouver à quel point je me sentais enchainé à vous, même en prenant la position de repli que commandait pour moi l’attitude de stricte amitié que fut la vôtre. A quel degré d’intensité folle mon cœur éclate pour vous, vous ne le saurez jamais, ayant brulé ce journal intime, composé quotidiennement pendant votre séjour à Paris et que je détruisis un jour où vous m’aviez fait tant de peine.

Oui, croyez-le, je mesure bien toute la valeur infinie de ce que vous apportez avec vous : votre beauté et votre jeunesse, alors que je suis tant dépourvu de l’un et de l’autre – votre sensibilité qui l’égale – tous les dons artistiques de votre nature – votre élégance innée – le gout de toutes les belles choses – une conception de la vie idéale et raffinée – une féminité charmante qui devient parfois gamine (et dans toute femme ne faut-il pas qu’il y ait un enfant qui persiste et avec lequel on prend plaisir à jouer) – une spontanéité et une variété extrême d’attitudes allant de la gaieté à la tristesse, qui fait précisément que je vous disais que vous étiez étonnamment vivante – un côté rêveur et tendre – une franchise totale et une loyauté magnifique – un cœur vibrant, largement accessible à la bonté, la plus haute faculté humaine, etc.

Y a-t-il beaucoup d’êtres qui seraient capables de vous sentir et de vous apprécier mieux que moi ?

Je pourrais ainsi continuer à vous décrire sans me lasser. Et ce qui résume tout pour moi, c’est que je n’ai jamais connu l’ennui avec vous. Et j’avoue qu’ils sont rares les êtres dont je puis dire pareille chose.

Comment alors ne m’apparaitriez-vous pas comme une créature d’élite dont je ne pouvais espérer approcher qu’en rêve. Bien des fois dans mes songes de jeune homme, puis d’homme mûr, avais-je ainsi imaginé une union idéale avec une femme conçue dans mon esprit avec des attributs tels que les vôtres, une femme réunissant comme en gerbe tout ce que j’avais pu cueillir de traits épars qui m’avaient saisi dans telle héroïne de roman ou dans telle personnalité féminine dont l’histoire nous a laissé le saisissant relief ; une femme enfin avec laquelle il m’eut paru bon et enchanteur de traverser la vie et de chérir.

Et toutes ces rêveries accumulées au cours de mon existence, il me semble que vous les incarnez totalement, comme si un conte de fée ou un récit mythologique se réalisait devant moi d’une façon surnaturelle.

Alors vous comprendrez comment mes lettres ont pu vous paraitre comme nimbées de bonheur.

Et quand vous me dites que vous pouvez encore donner du bonheur, vous voyez bien que j’en suis plus que convaincu et vous avez mille fois raison d’écrire : « N’est-ce pas déjà immense que la tendresse sereine et douce, implacable et unique, qui peut en découler un jour ?« .

Oui c’est immense et je me sens véritablement démuni en face d’un don pareil et ne pas le mériter.

Le peu que j’apporte

Je voudrais en effet, sinon être à votre niveau, tout au moins ne pas être par trop inférieur en comparaison. Hélas, que je suis loin du compte. Ce que je suis, vous le savez ou à peu près. Et j’en reviens à la définition brève que je donnais autrefois de moi et qui sans doute vous avait fait m’écrire : « … gai, idéaliste et tendre, caractère agréable« . J’espère n’avoir pas exagéré. C’est d’ailleurs un bien petit bagage.

Je le complète au moins sur un point : c’est un désir profond et ardent de vous rendre heureuse et cela me serait, me semble-t-il, d’autant plus facile, que je sens que nous aimons les mêmes choses, un gout commun pour mener une vie artiste, c.à.d. orientée vers toutes les formes et tous les horizons de la beauté.

La culture assez variée que j’ai pu acquérir dans bien des domaines, comme il me serait agréable de vous en faire profiter, de verser dans votre esprit tout ce que j’ai pu glâner dans les champs de la connaissance, tout au moins ce qui peut plaire à un cerveau féminin (rien du professeur faisant un cours, rassurez-vous).

J’ajoute que je suis ennemi de l’ennui, que j’aime une vie pas trop monotone et que ma gaieté naturelle et entrainante, qu’en général tout le monde apprécie, même vous enfin ! quand vous m’écrivez maintenant que c’est « épatant », vous serait je crois précieuse « ma petite neurasthénique » (ont prononcé les docteurs) qui avez quelquefois une propension à la tristesse.

Veiller sur vous moralement et physiquement comme sur une petite idole que l’on veut protéger contre les heurts du monde extérieur, la bercer d’une tendresse si chaude qu’elle s’y endorme avec confiance comme une petite fille dans les bras de sa mère, comme ce serait bon. J’en crois être capable, en ayant déjà donné la preuve pendant 19 ans – et c’est là un précédent qui compte quand même – à l’être qui était comme mon enfant et si j’évoque ainsi son cher souvenir, c’est un peu parce que notre situation réciproque offre quelques similitudes : vous pour quelqu’un qui n’est pas libre, moi pour quelqu’un perdu à tout jamais. Alors comment ne nous comprendrions-nous pas intensément.

Vous dorloter, vous choyer, vous combler si possible, il me semble que ce serait pour moi un but d’existence vraiment merveilleux et je serais tenté de m’écrier, comme la [?] de Reichstadt dans l’Aiglon :

« On va pouvoir enfin faire de grandes choses
Et se dévouer maintenant
Ah mon Dieu ! que c’est passionnant…
 »

Je reviens rapidement sur certains points que vous évoquez dans votre lettre et dont nous avons d’ailleurs parlé : les désirs que vous exprimez d’une vie confortable, d’un bel intérieur, etc. sont trop conformes à ce à quoi j’aspire moi-même pour qu’il soit superflu d’insister. La même chose pour votre habillement dont je ne voudrais pas voir diminuer l’élégance, au contraire, désireux d’être fier de vous dans tous les domaines et sur toute la ligne. Les voyages, soit que nous en fassions ensemble (et je souhaite qu’ils soient nombreux et intéressants), soit que vous vous rendiez seule à Nice pour des séjours auprès de votre chère maman. Tout cela me semble tellement naturel, quand on a le désir de faire plaisir, que cela me parait hors de discussion;

J’avais de mon côté, aimant bien la société, manifesté un autre désir : celui (si les circonstances de la vie y obligent et à Paris je crois que ce peut être une nécessité par l’intérêt qu’il y a à entretenir des relations utiles) de recevoir, tout au moins des gens agréables, intelligents, sympathiques et de ne pas vivre en loup garou, comme tant de personnes. Vous avez été de mon avis.

Laissez-moi vous dire, entre parenthèses, que comme vous j’aime la vie large, que je ne suis pas avare, à la manière de votre charmant papa et qu’au contraire, j’ai plutôt besoin, dans ce domaine, d’être un peu freiné. Mon beau-père le sait bien, qui me disait un jour : « Mais mon pauvre Henry, quand vous avez de l’argent, vous croyez qu’il est éternel. Vous taillez là-dedans comme dans un jambon, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Allez-y plus doucement« .

Enfin, dernier point : « ma mise selon vos gouts ». Je vous assure bien que cela me rendra grand service. Dans ma désinvolture d’intellectuel, j’ai en effet généralement été assez inapte à m’accoutrer. Autrefois, c’était ma pauvre mère qui y veillait, ma petite amie aussi. De moi-même, j’ai toujours été mal entrainé à ce genre d’exercice. Aussi bien, puisque vous voulez bien prendre en charge le mannequin, vous en ferez littéralement ce que vous voudrez : aucune volonté de ma part dans ce domaine, perinde ac cadaver. Quand vous me demandiez si j’étais influençable, j’avais cru tout d’abord qu’il s’agissait de l’abandon de mes idées, de ma personnalité et là-dessus j’étais plutôt réticent ; mais quand j’ai compris que vous désiriez présider à ma transformation pour me rendre « impeccable », je vous assure que cela m’a été plus qu’agréable d’être ainsi déchargé de ce souci de choisir, de décider et de m’en remettre à vous complètement.

Évidemment pour réaliser tout notre programme, il faudra pas mal et même beaucoup d’argent. Il faudrait que je puisse, comme Midas, changer tout en or. A défaut de ce pouvoir magique, tout va dépendre de ma réussite. Mais je vais faire de mon mieux dans un effort désespéré et me ruer dans l’action. Pour cela, je devrai violenter ma nature, plus contemplative et méditatoire qu’agissante. Mais soutenu par votre pensée, cela me donnera autant de forces et autant d’élan que pouvait en avoir Jason parti à la conquête de la Toison d’Or. Si je sens que votre pensée communie un peu avec la mienne, que vous désirez comme moi ce que je désire, alors il me semble que rien ne me sera impossible.

Mais alors, quand je serai lancé en plein dans la tourmente, dans l’engrenage de l’action, je ne pourrai sans doute pas vous écrire tous les quatre matins de si longues épitres, car l’ébranlement de sensibilité qu’elles suscitent en moi et la concentration de mon esprit vers vous, paralyseraient mon activité nécessaire. Vous tiendrez compte de cette remarque, si parfois quelques zones de silence s’étendent.

Dites-vous quand même que ma pensée ne vous quitte pas.

Quelques souvenirs niçois

Voilà un tour d’horizon assez complet, ne trouvez-vous pas.

Je pourrai clore là ma lettre, ayant dit l’essentiel, mais si vous n’êtes pas trop fatiguée de me lire, j’ajoute encore un petit supplément, une simple évocation de quelques récents souvenirs.

Là où je vous ai bien retrouvée, exactement la même – et ce qui m’avait déjà frappé à Paris – c’est au cours des conversations ces phénomènes de capture qui vous arrivent, comme à ces rivières qui disparaissent brusquement dans le sol pour ressurgir plus loin. Vous, c’est un peu différent. C’est par en haut que vous semblez être happée et rejoindre les anges. Votre regard brusquement se lève vers le ciel, vous n’entendez plus ce qui se dit, vous pensez à autre chose (par exemple au petit enfant que vous allez conduire le lendemain chez des amis) et puis après cette courte disparition, vous redescendez des nuages, vous revenez sur terre et la conversation reprend.

Autre particularité, on parle de chose très sérieuse ou tout au moins ne paraissant, à aucun degré, capable de déchainer le rire, par exemple une description de la cathédrale de Milan. Et on s’aperçoit tout d’un coup que le bas de votre physionomie est animé d’une contraction curieuse et même que vous vous tordez littéralement. On reste un peu suffoqué et on a le fil coupé. On se demande si on n’a pas dit une grosse bourde. On va alors aux renseignements et on apprend que vous ne vous êtes aperçue de rien et que vous avez suivi la conversation très sérieusement et que c’est sans doute quelque lutin ou quelque farfadet qui a dû chatouiller vos lèvres en leur permettant de s’entrouvrir pour faire voir le plus joli assemblage de « quenottes » qui soit au monde. C’est vraiment très amusant.

Après les similitudes, une différence que j’aurais préféré ne pas voir se produire, car elle m’a paru marquer un recul dans nos rapports. A Paris, vous me donniez le bras volontiers. A Nice, pas une seule fois. Il y a évidemment là autre chose que le hasard. J’ai pensé ou bien que vous ne voulez pas faire dans votre ville ce qui vous paraissait sans importance dans la capitale, ou bien que c’était pour bien délimiter entre nous la distance que vous estimez nécessaire en raison de la situation très particulière à laquelle ma lettre fait plus haut et longuement allusion.

Maintenant, 2 autres catégories de souvenirs, permettez-moi de les revivre, car vous pénètrerez ainsi un peu mieux dans ma vie intérieure et il faut s’apprendre et s’entrainer à se deviner l’un l’autre, sans avoir à s’exprimer et par simple intuition de l’âme.

Des moments atroces

Vous vous souviendrez, chaque fois que vous passerez devant le « Palace », m’avez-vous écrit, du déjeuner que nous avons partagé ensemble. Moi aussi ; mais pas tout à fait de la même manière. Car vous ne sembliez pas même vous douter de la catastrophe que vous provoquiez en moi, quand, au milieu du repas, vous avez évoqué, sans appuyer et plus par allusion que par explication précise, que vous étiez possédée d’un grand amour et que quatre ou cinq projets se présentaient à vous et que vous ne me paraissiez pas écarter. Dans ma pensée, c’était me faire comprendre que vous n’attachiez à nos relations qu’une importance secondaire, tout au plus celle d’un correspondant dont on a pris l’habitude de lire les lettres et rien de plus (et à ce sujet, je vous pose une question à titre de simple curiosité personnelle : s’il n’y avait pas eu en vous le grand amour dominateur et exclusif que vous ressentez, dans quel classement m’auriez-vous mis finalement parmi tous vos candidats, sans doute tout à fait à la fin, dans l’ordre de préférence, et loin derrière le dernier. Et c’est sans doute grâce à cette circonstance exceptionnelle et qui fait qu’avec moi, vous avez la garantie de pouvoir conserver intact le don de votre cœur, que nous devons de nous écrire toujours).

Je reviens au déjeuner. Si alors vous aviez pu lire en moi, vous auriez vu l’image d’un pauvre animal qu’on a trainé à l’abattoir et qui va expirer sous le couteau du sacrificateur.

J’ai fait bonne contenance, par fierté d’homme et vous n’avez rien vu. Vous n’avez pas soupçonné cette agonie intérieure qui depuis ce moment ne m’a plus quittée.

Aussi, quand vous m’avez mené dans le petit jardin suspendu dans l’espace, où vous aimez bien rêver et d’où l’on voit au loin le long déroulement de la côte, je vous assure que le panorama, si beau fut-il, ne chantait point à mon cœur et que tout me paraissait obscurci d’un voile funèbre. J’arborais une gaieté factice, peut-être par amour-propre, peut-être parce que chez moi la douleur, quand elle ne sanglote pas, s’entoure d’ironie amère : « L’ironie, c’est un sourire avec des larmes dans les yeux« , vous ai-je dit, en vous rappelant cette définition de Heine.

Vous ne vous rendiez pas compte, évidemment, de ce qui se passait en moi puisque la surface restait désinvolte. Cependant, je fis un geste, quand nous entrâmes dans ces petites arènes voisines du jardin, pour essayer de vous faire comprendre mon état d’âme, en penchant le pouce vers la terre, ce qui autrefois, dans les jeux du cirque, signifiait la mort pour le gladiateur vaincu. Mais vous ne fîtes pas attention.

Et un peu après, quand nous redescendîmes le petit chemin qui serpente vers chez vous, vers le PALAIS-SAINT-MAURICE, vous fîtes allusion à la « lettre formidable » d’il y a 4 ans, en me demandant si je ne l’avais pas oubliée. Depuis, à la réflexion, je me suis demandé si c’était machinalement que vous la rappeliez ou si au contraire il y avait de votre part le désir de savoir si ce que je vous avais autrefois offert demeurait toujours aussi ferme dans mon esprit (c’est là encore ma petite curiosité personnelle que je voudrais bien voir satisfaire).

Toujours est-il, qu’étant à mille lieues de supposer que cette lettre puisse présenter encore pour vous un  intérêt quelconque après ce que je me figurais, à la suite de ce que vous m’aviez laissé entendre au cours du déjeuner, j’avais mal enchainé. Et à mesure que nous nous rapprochions de votre demeure, je me disais que c’étaient sans doute les dernières minutes de ma vie où je vous voyais et j’étais, non pas maussade, mais effroyablement triste. Et plus encore, quand, en vous quittant, je vis que vous ne sembliez pas désirer prolonger ces derniers instants, puisque vous ne fîtes pas le geste de traverser la rue pour m’accompagner jusqu’à l’autobus. Cependant, c’est moi qui vous demandais, malgré ma froideur, de venir me voir une dernière fois après le diner.

Des minutes divines

Je vous attendais donc de 7 à 8h avec la conviction presque certaine que je ne vous reverrai plus. Assis à ma table, ma montre en face de moi, les yeux fixés sur les aiguilles, je regardais avec une angoisse haletante, qui me comprimait vraiment la poitrine, tomber les minutes les unes après les autres et à la 60e qui devait, dans ma pensée, déterminer mon destin, j’allais vous écrire le mot de l’adieu. Mais miracle ! Avant d’arriver à cet instant fatidique, le téléphone retentit dans ma chambre. Quel choc inoubliable ! Avant de décrocher le récepteur, je savais que vous étiez là. Tout me semblait s’illuminer à nouveau. Une joie foudroyante me transperça. De telles sensations sont bouleversantes.

Et alors ce fut notre conversation où, comme en tâtonnant, j’avais l’impression de sortir de la nuit. Mais j’étais trop ému, après toutes les secousses de la journée, pour bien réaliser ce que vous me disiez et le soir, en vous quittant, presque tout fut remis en question quand, en plaisantant m’avez-vous dit depuis, vous me fîtes croire que c’était sous l’inspiration ou la pression de votre maman que vous aviez accédé à ma demande de venir me rejoindre. Alors pour moi, votre venue perdait tout son prix, si elle n’était qu’une annonce de la charité et ce que vous m’aviez dit dans la soirée était alors pour moi comme effacé.

Et c’est ainsi que je passais une nuit blanche et que le lendemain matin, me sentant comme cloué sur place et dans l’impossibilité de partir, je vous adressais ce petit mot pour essayer de vous revoir encore.

J’étais tout à fait incertain de votre venue. Et je vous attendais avec une angoisse croissante. Et vous m’avez trouvé endormi ! Vous l’avez cru et je vous l’ai laissé croire. Mais vraiment, comment avez-vous pu vous imaginer, que même n’ayant pas dormi, j’étais capable de me plonger dans le sommeil, alors que toutes mes pensées étaient tendues à l’extrême et qu’il y avait en moi comme une accumulation nerveuse intense. Alors je dois vous avouer la petite supercherie dont je fus fautif et que vous me pardonnerez en vous en expliquant les mobiles :

A l’état normal, je me devais dès votre arrivée, de me lever et de m’avancer au devant de vous et ainsi de ne pas jouir aussi pleinement de votre apparition, que si je vous laissais parcourir depuis le seuil tout le chemin jusqu’à moi. Alors, je me livrais au stratagème suivant : masquant mon visage avec ma main, dans l’attitude du dormeur profond, je surveillais l’horizon à travers la fente de mes doigts. Je ne voyais que vaguement, ayant retiré mes lunettes. J’aperçus d’abord une grosse dame qui tourniqua dans le salon. Non vraiment ce n’était pas vous. Et tout rentra dans l’immobilité. Puis plus tard, une forme svelte et légère m’apparut dans le lointain, puis elle se dirigea résolument vers moi. Il n’y avait plus de doute, c’était vous. Et je vous regardais vous avancer, vous rapprochant de plus en plus. Minute d’émotion inoubliable. Il me semblait que mon cœur était un escalier et que vous en gravissiez les marches. Et c’était si doux, si divin, que, continuant toujours mon apparence de torpeur, je me laissais le plaisir de me faire réveiller par vous. Vous rappelez-vous tout cela ? qui me parait une scène tirée d’un roman psychologique raffiné, comportant des sensations aigües et rares.

Puis ensuite, les heures, les dernières, que nous passâmes jusqu’à mon départ, resteront parmi les plus délicieuses de ma vie. Elles marquaient pour moi l’intimité la plus abandonnée, la plus loyale et la plus belle qu’il y eut jamais entre nous. Sur le quai, j’avais une envie folle de vous emporter avec moi.

Voilà, chère Suzanne, les souvenirs que je voulais évoquer et qui demeurent si vivants en moi. Ils vous prouveront la ferveur qui me lie à vous. Puissiez-vous au moins avoir la sensation que, dans les circonstances de la vie qui sont les vôtres, vous trouverez quand même avec moi un minimum de bonheur.

Pardonnez-moi de vous avoir imposé une si longue lettre – vous ne m’accuserez plus, comme récemment encore, de n’avoir pour vous qu’une « pensée distraite« .

Croyez à toute ma tendresse infinie.

Henry

Merci infiniment pour la photo qui m’a fait tant plaisir.

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