Paris le 6 juillet 1946

Ma chère petite Suzanne
Certes, vous avez bien raison de me gronder « et sérieusement » pour mon retard à répondre à votre lettre du 12 juin. Mais si je [ne] méritais pas d’être grondé de temps en temps, c’est que je serais parfait. Et la perfection n’est-elle pas une chose décourageante et monotone et dont on se lasse, à tel point qu’on a accordé aux saints mêmes le droit de commettre 7 péchés par jour. C’est plus qu’il ne m’en faut pour garder l’impression d’appartenir encore à la terre, avec tout ce que cela comporte de faiblesse, et d’éviter ainsi de planer dans le royaume des anges, comme un pur esprit sans défaillance, comme une émanation virginale de l’immaculée conception.
On a dit de moi, assez drôlement, que « j’avais des défauts organisés« , voulant sans doute dire par là que je m’en accommodais avec satisfaction et pour mon plaisir personnel. C’était surement une interprétation exagérée, en ce sens que je ne me drape pas dans ces défauts comme avec défi. J’en suis même plutôt gêné, si je m’en accommode par cette tendance de mon esprit à faire bon ménage avec tout ce que la vie peut m’octroyer, même de défavorable. Et même je me rappelle vous avoir dit une fois à Paris qu’ « il fallait me prendre avec mes défauts » et que vous m’avez répondu avec désinvolture « … à moins qu’on ne vous laisse« . Et je pensais intérieurement : « que celle qui n’a jamais péché me lance la première pierre« . Et ainsi, je me sentais, mon amie, plus chrétien que vous.
Donc parmi ces défauts inhérents à ma nature et que je confesse et pour lesquels je fais humblement acte de contrition, il y a une propension fâcheuse aux retards (mais ayant l’esprit de justice, vous serez indulgente , j’en suis sûr, vous qui m’avez fait attendre en vain 17 fois de suite à la gare de Lyon).
Je clôture vite cette plaidoirie assez fantaisiste, à laquelle je me suis amusé (car lorsque je prends la plume, elle m’entraine souvent dans des méandres que je ne prévoyais pas au départ) et je vous demande l’absolution. Permettez-moi d’autre part quelques remarques en marge des vôtres.
Vous me dites : « Pour penser à un être, j’ai besoin que souvent sa pensée se rappelle à moi… sans quoi j’ai la sensation d’une présence qui devient moins vivante, de quelque chose qui ne me semble plus d’actualité (!!) et il y a coupure (!!!) ».
Je trouve cela un peu effarant. Laissez-moi vous dire que sur ce terrain je marque des points sur vous et que ma pensée à votre égard doit certainement être d’une meilleure qualité, car même sans nouvelles de vous, je ne vous oublierai pas si facilement, vous ne resteriez pas moins « vivante » et présente en moi. On ne meurt pas aussi aisément dans mon cœur… Mon attachement ne reste pas subordonné à des conditions matérielles. Je ne sens pas l’horreur des élans éphémères. Avec moi, on doit savoir qu’on ne s’engage pas sur des sables mouvants. Mais si j’offre de la fixité, je voudrais bien, en retour, recevoir la même réciprocité de certitudes. Réfléchissez à tout cela, mon amie, et en profondeur. Nous aurons l’occasion d’en reparler, peut-être même au cours de cette lettre.
Je vais donc répondre tout de suite à votre dernière lettre, me réservant de répondre ultérieurement à la précédente ; mais je tiens à vous joindre avant votre départ en vacances, pour que vous puissiez me donner votre nouvelle adresse où je pense vous écrire.
J’ai été bien chagriné d’apprendre que vous avez été souffrante. Vous êtes si délicate que la moindre intempérie vous terrasse. Je comprends pourquoi, selon les dires de votre amie Montangerand, vous vous refusiez à sortir dès la moindre brume ou le plus petit vent, chère fleur de serre chaude. J’espère maintenant que cette maudite angine (mais au fait, ce doit être la maladie prédestinée des anges) n’est plus qu’un mauvais souvenir et que vous vous préparez avec joie à vous envoler en vacances. Surtout soyez bien prudente, évitez le moindre courant d’air, en particulier celui qui règne dans les hautes montagnes où vous allez aller et qui doit être fort vif. Ne vous fatiguez pas ; reposez-vous le plus possible ; ne faites de la peinture que comme un délassement. A propos de peinture, vous avez été surprise de ne recevoir qu’un petit tube dans une boite d’assez grande dimension. En un mot « un petit rien du tout dans une boite vide« . N’accusez pas les Postes d’un larcin. Je n’avais effectivement mis qu’un tube dans cette boite, parce que je n’en avais trouvé qu’un seul de cette couleur (comme je vous l’ai d’ailleurs écrit sur le tube lui-même) et si le contenant était un peu grand par rapport au contenu, c’était tout simplement pour avoir la place d’écrire l’adresse et de coller les timbres.
Je vous remercie de tout mon cœur d’avoir songé pour la première fois à me souhaiter ma fête. C’est vraiment gentil de votre part. Et plus encore de m’avoir adressé une magnifique image de vous, faite de votre main, et qui restera pour moi quelque chose que j’aurai toujours sous les yeux. Rien ne pouvait me faire plus de plaisir.
Mais la formule que vous avez inscrite au bas, reprenant celle que j’avais apposée jadis sur le livre consacré à Fragonard m’a profondément troublé et je veux m’en expliquer avec vous.
In memoriam veut dire quelque chose de défunt, d’outre-tombe, c’est la formule des adieux éternels qu’on trouve dans les cimetières et c’est bien dans ce sens que je l’avais inscrite moi-même quand j’avais senti de vous à moi une séparation définitive. Est-ce ce sens que vous impliquez maintenant ? Je tiens à le savoir essentiellement, ne pouvant vivre dans des alternatives qui me semblent aussi contradictoires.
D’autant plus que, me référant à votre lettre du 12 juin, j’avais noté avec émoi ce passage qui m’avait rendu fort perplexe, à propos de la lettre dite « formidable » et de la suite que nous comptons lui donner : »Je dois vous dire aussi que cela me trouble souvent et je me demande alors jusqu’à quel point cela est défendable et je m’en soucie de cela et toutes ces pensées me créent parfois une lutte intérieure« .
A ces méditations il n’y a, à mon sens, que deux explications possibles : ou bien vous estimez que vous m’entrainerez, en me prenant au mot, dans un climat par trop inhumain en m’imposant une abnégation anormale, ou bien vous éprouvez finalement à cette perspective d’une vie commune partagée un regret et pour tout dire une répulsion, ou tout au moins un manque de conviction qui vous rendrait hésitante.
Dans ce cas, il faut voir clair entre nous. Pour rien au monde je ne voudrais d’un acquiescement qui ne soit fait que de réticence, de réserve mentale ou de regret et qui, par la suite, tournerait vite en exaspération contre moi. C’est ce risque que je craignais quand je vous disais : « Mais ne finirez-vous pas par me prendre en grippe« . Vous voyez alors la vie que nous aurions si vous aviez de telles dispositions au départ. Un tel ver dans le fruit finirait par le ravager.
Voilà ce qui me hante et comme j’aime les situations loyales et ne pas être à la merci de retournements dont il me semble, à tort peut-être, sentir le prélude dans vos réflexions un peu voilées, mais ambigües et inquiétantes, je vous pose la question très franchement. J’aimerais mieux, croyez-le, vous abandonner à tout jamais plutôt que de me hasarder avec vous à une expérience dangereuse où nous serions malheureux tous les deux, si vous vous y engagiez d’une manière hésitante et comme à contre cœur. Mon expérience de la vie me commande de raisonner un peu pour deux et de vous demander, dans l’incertitude où me plongent votre « in memorium » et la confession de votre lettre, de bien vouloir faire le point sur tout cela et de me le dire, car il s’agit en somme, d’une chose grave. Si c’est moi qui ai mal interprété, ce qui est possible, ne me grondez pas pour mes scrupules, dictés par mon souci de vouis.
Et à cet égard, avant de quitter ce sujet pour n’avoir plus à y revenir, puis-je vous adresser une demande ? Nous partons pour la combinaison d’avenir arrêtée entre nous (si toutefois vous désirez toujours y donner suite, et c’est pour le savoir avec certitude que mes phrases précédentes et insistantes ont leur raison d’être), de ma lettre de Paris et de ce qu’elle vous proposait. Je me souviens bien de l’essentiel de cette lettre, mais peut-être pas de tous les détails qui peuvent avoir aussi leur importance. Et d’ailleurs vous-même en rejetez une partie : celle qui avait trait à mon offre de disparaitre au bout d’un certain temps.
Alors, si vous retrouvez cette lettre avant votre départ en vacances, pourriez-vous en extraire et me remettre sous les yeux les passages et les engagements qui y sont inclus et qui serviront de loi entre nous à la place des « droits et devoirs entre époux » que M. le Maire énonce en ces circonstances du haut des articles du Code. cette demande, c’est tout simplement pour bien me rappeler exactement tout ce que j’ai pu vous écrire alors à ce sujet et surtout pour savoir ce que vous en conservez, de façon à rester fidèle, à la lettre, à ce que j’ai assumé, car, croyez-le, je ne me dérobe jamais à ma parole.
Et maintenant, chère Suzanne, parlons d’autre chose.
Mon ami Albisson a loué, rue de Rome que vous connaissez bien, en face la gare St Lazare, des bureaux pour notre revue. C’est de la chance, car c’est chose introuvable. Nous attendons toujours du Ministère de l’Information l’autorisation de paraitre.
Vous avez dû recevoir une petite brochure sur la Qualité Française. Vous ne m’en parlez pas. C’est de l’ingratitude, puisque c’est surtout pour vous que je me lance dans cette vaste organisation qui demandera beaucoup d’efforts.
J’ai reçu une carte délicieuse de votre délicieuse maman, dont la lecture m’a été infiniment agréable à bien des points de vue. Dites-lui, je vous prie, tous mes remerciements et combien j’ai été sensible à ce qu’elle m’exprime.
Je voudrais encore allonger cette lettre (mais je dois vite la terminer pour qu’elle parte au courrier de ce soir) en vous racontant une nuit cauchemardesque et infernale, de mardi à mercredi dernier, qui m’a fait passer mon ami Jordan, qui devient de plus en plus fou. Mais cela m’entrainerait à trop de détails et je vous le conterai la prochaine fois.
Alors bonnes vacances, chère Suzanne, bon repos, bonnes promenades, bon ravitaillement et bonnes lectures. Écrivez-moi, mais même sans cela, ma pensée ne vous quittera pas.
Bien affectueusement
Henry