Concorès le 29 aout 1946

Ma bien chère Suzanne

Me voici à Concorès depuis une douzaine de jours. Mais ces vacances, comme je le prévoyais, s’annoncent plutôt tristes. Je me suis plongé dans une atmosphère de mélancolie provoquée par votre dernière lettre qui fut si pénible pour moi et qui ne quitte pas mon esprit, et qu’accentue encore le silence dans lequel vous me laissez (je vous assure que le temps parait long sans nouvelles de vous et alors que chaque jour d’attente vaine apporte une déception nouvelle. J’arrive à en perdre le gout de l’existence). Est-il possible que vous ayez ainsi changé si soudainement à mon égard et que tout ce que vous m’avez écrit depuis mon passage à Nice semble ainsi demeurer dans votre pensée comme évaporé et sans lendemain. Je me sens comme abandonné par vous.

Et qu’ai-je fait, grand Dieu, pour mériter pareille attitude ? Mon cœur se serre de constater ce qui me parait être une grande injustice. Comment n’en serait-on pas découragé. Tout cela reste inexplicable à mon esprit. Faut-il donc en conclure que dans la vie on reste toujours seul avec soi-même et que les rêves, comme dit une chanson, ne sont que bulles de savon. Comme je voudrais pouvoir m’introduire dans le mécanisme de votre cerveau et le comprendre, pouvoir sentir par quelle alchimie étrange vous en êtes venue si brusquement à me délaisser moralement, me semble-t-il. Pardonnez toutes ces pensées, mais mon âme est tellement voilée par les tourments que vous y créez – involontairement, j’en suis sûr, car je vous sais humaine – qu’elle ne dégage plus que de la tristesse… Au moment où je vous écris, la pluie tombe, ce qui achève de m’assombrir et de faire retentir en moi les vers de Verlaine :

« Il pleure en mon coeur
Comme il pleut sur la ville,
Quelle est cette douleur…
 »

Enfin, chassons, pour vous écrire, les idées noires, qui d’habitude ne me hantent pas, car vous finiriez par croire que je suis d’un naturel morose. Vous savez bien que non, d’ailleurs, et que si je traverse une phase tourmentée, c’est à vous que je le dois, ma chère grande Amie, et ceci ne peut que vous prouver combien ce qui vient de vous se répercute en moi avec une vive intensité :

Hier le 15 aout, je suis allé à la grand’messe et dans ces heures de recueillement ma pensée, au lieu de se consacrer à la Ste Vierge et à sa fête, s’orientait vers vous. Je me disais qu’à la même heure sans doute, vous deviez être vous aussi dans une petite église de village et je cherchais à vous imaginer, à côté de votre maman, au milieu de la foule des fidèles et je me demandais si vous pensiez à moi comme je pensais à vous. Non sans doute, vous deviez être en prière et non pas comme moi retenue par un culte terrestre, ou tout au moins par le mien.

Parlez-moi de votre vie dans cette charmante station dont vous m’entreteniez avec tant de plaisir. J’espère que votre appétit d’ogre n’a pas diminué et que vous avez gagné quelques kilogs. Vous avez dû faire maintes toiles et prendre quelques photos, dont j’aimerais bien avoir quelques échantillons pour compléter l’album qui vous est consacré. Faites vous des excursions ; non probablement, car vous n’aimez pas beaucoup marcher. Mais vous vous rattrapez dans le rêve et la contemplation. Quel dommage pour moi que je ne puisse être auprès de vous et saisir dans votre regard le reflet de tous ces paysages qui se déroulent sous vos yeux.

« Eva, j’aimerai tout dans les choses créées,
Je les contemplerai dans ton regard rêveur
 » (Vigny)

Ici, la vie s’écoule monotone, car mon beau-père est très accaparant, très absorbant. Il faut toujours être avec lui pour lui tenir compagnie, au point que je n’ai même plus le loisir de lire, si ce n’est le soir avant de m’endormir. Nous mangeons dans une petite auberge de campagne pour 50 fr. par repas. Il y a beaucoup de fruits cette année (nous avons récolté ces jours-ci 350 kilogs de prunes). je vous avais demandé dans une lettre si vous les aimiez, avec la pensée secrète, dans le cas de l’affirmative, de planter d’autres arbres fruitiers. Mais avec le doute si pénible et si injuste que vous manifestez maintenant envers moi, je me demande si je ne me fais pas des illusions vaines et si je n’ai pas tort de faire des projets. Comme c’est douloureux de se sentir ainsi sur un sol incertain.

Avez-vous lu « l’Ascension de M. Baslèvre » et ce livre vous a-t-il plu ? Je viens de lire « Le curé de Campagne » de Balzac et j’entame « Le Banquet, ou de l’Amour » de Platon. C’est une œuvre qui me parait d’une beauté éternelle.

Comme je ne veux pas vous quitter si vite, je vais reprendre votre lettre du 23 juin dernier à laquelle je n’avais pas complètement répondu. J’éprouve à la relire une impression complexe, un peu comme un voyage au Paradis Perdu, étant donné que tout ce que j’y retrouve est comme voilé par les sentiments nouveaux que vous m’avez manifestés depuis et je me demande si ce que vous m’y exprimez conserve toujours toute sa valeur. Ce serait pour moi le plus inimaginable crève-cœur s’il en était autrement.

Je me remets donc dans l’atmosphère d’alors qui pour moi ne s’en est point allée et je réponds aux passages que j’avais laissés en réserve.

Vous faites allusion à ma façon d’écrire et m’imaginez « dans le personnage d’un écrivain« . Vous touchez là un point sensible de mon être, comme pour vous par exemple en ce qui concerne le théâtre, et vous regrettez « ce moi qui aurait pu être« .

Cette réflexion prouve votre finesse et votre intuition psychologiques, car, en effet, il y a bien longtemps, à une époque où vous n’étiez pas encore de ce monde et où vous ne viviez peut-être que dans le rêve et l’imagination de votre maman, mes premiers écrits, publiés alors que j’étais encore lycéen, furent salués par un grand poète comme la manifestation « d’un tempérament d’écrivain« , m’écrivait-il. Je vous ferai sans doute connaitre un jour des passages de ses lettres que j’ai conservées, car elles sont fort belles, et qui me prédisaient une carrière féconde. J’autorisais, parait-il, les plus grands espoirs. Mais la vie de Paris a happé la mienne ; je m’intéressais à trop de choses et je me dispersais ; le monde était pour moi si multiple et si enivrant que je m’y perdais comme dans un vaste nirvana et toutes les œuvres que je portais et que je sentais en moi y flottaient comme en rêve parce que je ne prenais pas le temps ou la peine de les réaliser. Je les remettais toujours à plus tard. Elles s’accumulaient ainsi en moi comme une réserve que la pratique de la vie et l’acquisition des connaissances venaient chaque jour enrichir. Il faudra bien quand même qu’une fois ou l’autre je fouette ma volonté pour donner l’essor à quelques-unes d’entre elles. Et puisque vous voulez bien m’écrire que vous « m’auriez tellement suivi dans mon élément« , je me mettais à songer, en vous lisant, que vous auriez été ou que vous serez (c’est de vous seule que dépendra le temps du verbe à employer) dans ma vie l’élément fécondant, l’influence bienfaisante ou souveraine qui me permettrait de réaliser une partie de ce que je porte en moi, ne serait-ce que pour vous être agréable, car personnellement j’échappe au vertige de l’ambition et vit trop d’une vie intérieure pour chercher à briller en quoi que ce soit. Toutefois, je sais que le désir de vous faire plaisir m’éperonnerait et me ferait sortir de ma nature repliée, vous le savez bien. Et j’ai souvent pensé qu’épaulés l’un à l’autre et nous donnant des forces mutuelles, nous pourrions chacun réaliser notre plénitude… Mais j’ai peut-être tort de rêver à tout cela au moment où vous ne répondez même plus à mes lettres et où vous semblez me mettre en quarantaine.

… Je continue de lire votre lettre. Vous m’y exprimez des choses qui me baignent d’une atmosphère douce et enchantée, comme celle qui nimbe les fresques de Giotto consacrées à St François d’Assise, par exemple : « Je relis bien des lignes qui remuent mon cœur… je sais Henry le sentiment merveilleux et rare que vous m’avez porté… j’en connais tout le prix, croyez-le, et combien il est exceptionnel qu’un homme puisse garder à une femme durant six années un sentiment toujours aussi grand et aussi vivant… je puis dire que vous avez l’âme qu’il me faut pour me rendre heureuse dans une vie de chaque jour…« . Je vous remets ces phrases sous les yeux, car il me semble que brusquement vous avez cessé de les penser et qu’elles n’ont flambé que comme un feu de paille, alors dans ce cas elles ne représenteraient plus pour moi qu’une torture et je n’ai plus la force et le courage de pousser plus loin la lecture de cette lettre, éprouvant le sentiment qu’exprime Dante : qu’il n’est rien de plus triste que d’évoquer un souvenir heureux dans un jour de malheur… Je vous dis toutes mes pensées, chère Suzanne, comme elles naissent en moi, vous le voyez, et tout l’ébranlement qu’elles provoquent dans ma sensibilité.

J’ai trop de peine pour poursuivre davantage ma lettre, mais avant de la terminer, je voulais vous dire qu’en quittant Paris, mes locataires actuels m’ont bien confirmé leur intention de regagner au plus tôt la Roumanie. Dans ces conditions, je pense que l’appartement de la rue de Chabrol serait bientôt libre (en septembre sans doute ou octobre) et avant qu’il soit réoccupé, je vous renouvelle avec instance la proposition déjà faite de venir faire à Paris un petit séjour de quelques semaines dans les conditions dites précédemment. Quelle joie ce serait pour moi de passer quelques semaines ensemble, comme en 1942, même s’il vous plait de me faire souffrir par les nouvelles dispositions d’esprit que vous paraissez nourrir envers moi.

Je ne vous dis pas de m’écrire, car si cela ne vient pas de vous-même, si cela n’émane pas d’une nécessité ou d’un désir, ce ne serait plus en somme pour moi que l’effluve d’un parfum éventé.

Je vous souhaite de tout cœur, à vous et à votre maman, une bonne fin de vacances. Quand pensez-vous rentrer à Nice ? Je repartirai d’ici vers la fin du mois et sans regrets car ce séjour sans rien de vous m’aura été infiniment pénible. Je vous envoie, ma chère Suzanne, mes sentiments toujours affectueux, mais remplis de tristesse et de découragement.

Henry

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