Concorès le 30 aout 1946

Ma chère petite Suzanne

Enfin je respire ! Votre lettre (celle du 22 aout) est venue m’apporter de l’air pur dans l’atmosphère étouffante et déprimante où je me débattais depuis tant de journées qui me parurent si longues, à la suite des réflexions si bouleversantes que vous me fîtes. La fin de mes vacances sera ainsi meilleure que toute cette triste période où vous m’avez labouré comme un soc de charrue, chère cruelle amie.

Je vous avais dit effectivement que je vous écrirai de Concorès, mais cela ne signifiait pas que vous deviez vous abstenir de répondre à ma lettre de Paris qui, par ce qu’elle contenait, méritait bien, me semble-t-il, une réaction de votre part plutôt qu’un mutisme total.

Mais, à la réflexion, je me dis qu’il ne vous déplait pas de faire tourmenter à votre sujet (je pense que vous vous remémorez le souvenir de Paris auquel je fais allusion) et que peut-être cette pensée, plus ou moins concertée ou consciente, retenait votre plume. Mais là encore, je me trompe peut-être par trop de subtilité, car votre lettre du 21 me dit que vous étiez « bien triste d’être sans courrier« .

Ainsi, l’un et l’autre nous distillions en même temps notre amertume dans une pensée mutuelle, et ce n’est pas la première fois, je l’ai remarqué, que de telles correspondances (j’emploie le mot dans le sens de Baudelaire, c.à.d. de parallélisme, de similitude) s’établissent entre nous, comme si à travers le temps et la distance, d’impondérables effluves atteignaient nos âmes réciproques.

Vous voyez bien que vous n’étiez pas « plus abandonnée encore« , puisque vous étiez installée en moi et que vous me ravagiez … (parce que je vous adore).

Enfin, de pareilles épreuves sont bonnes, somme toute, puisqu’elles permettent de mieux sentir encore le degré d’attachement par lequel on est lié et qu’on a la sensation, quand s’est dissipé le ciel nuageux, d’éprouver en soi une véritable renaissance, un renouveau soudain.

Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s’être lavés au sein des mers profondes.

Votre lettre a été en effet pour moi comme un soleil radieux, tant vous me dites de choses qui ont plu à mon cœur, comme si la même main caressante qui a fait la blessure venait en adoucir la plaie. Mais ne nous faisons plus jamais de blessures ! Nous sommes l’un et l’autre trop sensibles et trop émotifs pour ne pas souffrir trop intensément de ce qui ne serait pour d’autres que choses sans importance.

Mais je ne m’avance pas plus avant dans ce domaine si captivant de la vie sentimentale et tendre, où j’aimerais bien m’attarder davantage avec vous, pour aller au plus pressé, aux questions positives dont m’entretiennent vos deux lettres et que je veux aborder de suite pour être certain d’y répondre.

Vous me demandez de réserver l’appartement de la rue de Chabrol, quand il sera libre, à des amis à vous. Je désire avant tout vous être agréable. Mais je ne sais pas jusqu’à quel point il me sera possible de satisfaire à votre désir. Vous en jugerez. Voici, en effet, comment la question se pose :

Le ménage roumain qui occupe cet appartement désire rentrer en Roumanie. La femme, qui est secrétaire de l’Ambassade de Roumanie à Paris, a obtenu son passeport, mais le mari n’a pas les mêmes facilités et doit recevoir l’autorisation de Bucarest après avis favorable de la commission inter-alliée. La demande a été faite depuis deux ou trois mois et elle est toujours à l’instruction. Ils sont donc dans l’attente de cette autorisation, à laquelle est suspendu leur départ, mais ils escomptent la recevoir bientôt.

C’est donc quand tout cela sera réglé que l’appartement sera évacué. Et c’est après leur départ que j’ai envisagé que vous veniez vous installer quelques semaines, avant vous ai-je dit, qu’il soit réoccupé. Par réoccupé, je ne voulais pas dire – et c’est en cela que je dois vous mettre au courant – qu’il soit loué de nouveau à d’autres personnes. En effet, je n’envisage pas une location nouvelle à autrui pour la raison suivante : c’est que cet appartement doit servir pour la revue « Démosthène » et la Société d’éditions qui sera annexée à la revue. Je vous ai dit précédemment que mon ami Albisson avait loué des bureaux rue de Rome pour nous servir de siège. Mais il y avait une condition à cette location, c’est que celle-ci n’entrainât pas dans l’immeuble trop d’allées et venues. Or une revue occasionne beaucoup de va-et-vient provoqué par les visites d’abonnés, de gens venant chercher un numéro, des dépositaires qui viennent s’approvisionner, etc. Pour réduire au minimum un tel mouvement, nous avons donc décidé, Albisson et moi, que les bureaux de la rue de Rome seraient réservés à la Direction (càd visites des auteurs, collaborateurs, bref toute la partie intellectuelle), tandis que l’administration et la partie commerciale, qui entrainent le plus de remue-ménage matériel, seraient hospitalisées chez moi rue de Chabrol. Ceci momentanément, jusqu’à ce qu’on trouve un local où tout pourrait être groupé.

J’espère que je vous ai expliqué assez clairement le mécanisme envisagé. Dans ces conditions, l’appartement de la rue de Chabrol reste une des pièces essentielles de notre organisation et je suis très content à la pensée qu’il sera libéré, ce qui facilitera grandement notre démarrage. La chose, vous le voyez, est importante et vous y êtes intéressée vous-même, ma chère Amie, puisqu’elle constitue un élément indispensable de réalisation de l’entreprise projetée. Donc, je ne pourrais éventuellement accorder à vos amis qu’une hospitalité toute momentanée, qui devrait prendre fin au moment où « Démosthène » prendrait vie, ce qu’il faut souhaiter le plus tôt possible.

Et ainsi j’arrive tout naturellement à la seconde des questions positives dont vous m’entretenez, à toute cette partie de votre lettre qui roule sur la réalisation pratique de la vie matérielle, si importante et même capitale, pour que prenne corps ce que nous avons décidé. Vous attirez avec insistance mon attention sur ce point et vous avez raison. Mais croyez bien que ma pensée y est tendue elle aussi. Et comment ne le serait-elle pas quand je lis sous votre plume des phrases comme celles-ci : « Si vous saviez comme j’ai hâte d’avoir fixé ma vie… Presque tout dépend de vous !« . Comme j’aurais envie de vous embrasser, Suzanne chérie, pour de telles pensées qui me font oublier celles bien différentes que je vous imputais à tort et qui me donnent tant de volonté, d’énergie pour édifier quelque chose de stable et de solide.

Mais si tous ces temps-ci je ne vous ai pas beaucoup parlé de ces choses, c’est parce que cette période de juillet n’était pas propice pour le départ d’une création, vu l’imminence des vacances et que d’ailleurs la demande d’autorisation de paraitre (qui tient tout en suspens) étant toujours en attente au Ministère de l’Information (lequel, par manque de papier, freine le plus possible l’éclosion de publications nouvelles) ainsi que je m’en suis rendu compte par une nouvelle démarche faite au début d’aout, ou en restant au statu quo. On m’a bien promis qu’en septembre la demande recevra son sort ; c’est donc à partir de ce moment-là qu’on pourra agir en conséquence et lancer la chose. Vous pouvez penser que dès mon retour, je m’emploierai activement pour aboutir. De même, dans une autre direction, je m’efforcerai de mettre sur pied l’organisation de « La Qualité Française » et également l’édition d’un livre que je consacre à « La Gloire des Vins de France ». Vous voyez que j’ai du pain sur la planche, comme on dit vulgairement. Je vous parle de tout cela parce que cela vous préoccupe et pour vous faire comprendre que moi non plus je ne perds pas de vue le côté pratique des choses, même si mes lettres n’y font pas toujours allusion, parce que je pense que d’une manière générale la femme ne s’y intéresse pas, si ce n’est dans la mesure où elle bénéficie des résultats tangibles.

Enfin, troisième point, celui concernant vos tableaux que vous m’apprenez être à Paris. Je suis, comme vous le savez, à votre disposition pour quoi que ce soit. Mais il faudra me donner vos instructions avec quelque précision, pour que je tâche de satisfaire vos désirs, bien que n’étant pas mêlé aux milieux artistiques proprement dits. Ce qui ne veut pas dire, comme vous l’avez cru peut-être, que je sois complètement béotien en la matière, puisque, comme je vous l’écrivais il y a peu, j’ai visité encore récemment pas mal d’expositions, dont celle consacrée aux oeuvres retour d’Allemagne, dont je voulais vous parler ; mais ceci motiverait encore une lettre toute entière consacrée à ce que j’ai contemplé, et celle-ci est déjà trop longue.

Je préfère donc, avant de terminer, parler de vous seule.

Savez-vous que j’ai été tout à fait stupéfait en apprenant vos performances pédestres. J’ai cru avoir la vue troublée en lisant le chiffre de kilomètres qu’il vous arrive d’abattre en vacances ; j’ai pensé d’abord qu’il s’agissait d’1 km 500, puis de 5 km. Mais pas de doute, c’était bien 15 km de marche dont vous parlez et même vous auriez « fait beaucoup mieux encore ! » si vous n’aviez été limitée par la fatigue de votre maman. Je n’en revenais pas, puisque je vous croyais incapable de faire plus de 4 à 500 mètres sans éprouver le besoin d’être secourue par un véhicule. Bravo ! bravo ! Vous êtes une vraie montagnarde et avez un jarret de fer.

Parlez-moi également de vos autres exploits, par ex. ceux d’ordre culinaire, puisque vous m’avez dit que vous faisiez vous-même la cuisine et sur du feu de bois encore. Savez-vous que c’est sur de tels feux qu’on fait de bonnes omelettes, d’après la recette dite de « la mère Poulard ». Si vous l’ignorez, je vous l’apprendrai, car je la connais.

Quand je vous reverrai, je vous raconterai toutes sortes de récits amusants ayant trait au jeune couple qui vit sous notre toit une étrange lune de miel. C’est la répétition de Jocelyn (si vous connaissez le récit de Lamartine) ; mais les choses ne semblent pas rester au stade platonique et sont poussées beaucoup plus loin. Comme lui s’appelle « le père Huille », les gens du pays l’ont malicieusement baptisé lui et « sa cousine » : « le père huile et la mère vinaigre ». C’est d’autant plus drôle que chacun de ces liquides symbolise assez bien le tempérament de l’un et de l’autre. Et dire que, pendant ce temps, nos draps s’usent toujours, par une paire à la fois il est vrai, mais doublement !! comme je l’ai souligné, à votre grand amusement.

C’est sur cette note gaie que je clôture ma lettre, en vous disant de me répondre à Paris, car je vais quitter Concorès mardi ou mercredi pour passer quelques jours à Gourdon, puis à Souillac et rentrer au port d’attache vers le 8 septembre.

Croyez, ma bien chère Suzanne, à mes profonds sentiments.

Henry

Les commentaires sont fermés.