Paris le 20 septembre 1946

Ma chère petite Suzanne

En arrivant ici, j’ai eu le bonheur de trouver vos deux gentilles lettres, écrites à un mois d’intervalle et qui m’ont fait un égal plaisir, bien que l’inspiration en fut tout à fait différente.

Dans votre lettre du 8 aout, en effet, vous vous plaigniez de mon silence et en termes tristes, ce qui m’a prouvé que ma correspondance vous manquait réellement et comment n’aurais-je pas été sensible à cette preuve de tendre amitié qui par ces reproches, exprimés d’une manière douce et comme un peu douloureuse, se manifestait ainsi à moi, pour la joie de mon cœur. Et comment n’aurais-je pas joint aussitôt et relié à cette impression première, dans la lecture simultanée de ces deux lettres, les sentiments que vous m’exprimez un mois plus tard, quand vous me dites : « N’avez-vous pas la nostalgie d’un intérieur bien à vous, confortable et harmonieux, où la vie peut s’écouler si douce…« .

Mais c’est la terre promise, ma chère petite amie, que vous me montrez là du doigt et qui n’en rêverait éperdument ? A la condition, bien entendu, que le bel écrin ne soit pas vide et qu’il se referme sur un diamant ou une pierre précieuse en la personne de celle qu’on « adore« , puisque ce mot vous a plu et que je n’osais pas prononcer de crainte que vous ne me trouviez dépasser la mesure, en raison de nos conventions que vous connaissez. Mais souvent, en vous écrivant, des afflux de mots semblables sont prêts à jaillir de ma plume, traduisant mes sentiments, mais je les retiens toujours, parce que j’ai toujours peur de franchir les limites que vous m’avez fixées, celles de l’amitié, et que vous n’en preniez ainsi ombrage.

Pour en revenir à la question du bel intérieur, ma pensée est tellement orientée en ce sens que parmi mes livres j’en ai un certain choix consacré à ce sujet et je me surprends souvent à contempler des pièces magnifiques, artistiquement meublées ; c’est dans de tels cadres que mon imagination se plait à vagabonder et c’est dans la perspective de réaliser, dans la mesure du possible, de tels ensembles enchanteurs que j’ai constitué une collection de gravures. C’est Flaubert, je crois, qui disait que « tout notaire a rêvé des sultanes » ; c’est sans doute justement parce que j’ai vécu à Paris dans des cadres qui relèvent plutôt du pinceau d’Henry Murger, que j’ai soif de palais des mille et une nuits, tel quelqu’un d’affamé qui mange, en esprit, comme un héros de Rabelais.

Quel beau pays que celui où vous êtes encore, je pense, et que vous m’avez décrit avec tant de sensibilité et comme j’aurais été heureux d’être votre compagnon d’alpinisme. Et qui sait, j’aurais peut-être été obligé de vous abandonner en cours de route dans votre formidable ascension jusqu’au lac, j’allais écrire perché, mais ce serait manquer d’égards à ce noble lac et je reprends votre expression bien meilleure et bien plus poétique, « suspendu » à 2700 mètres de hauteur. Et quoique je sois bon marcheur, je parie que vous me surclassez, aussi je vous dois beaucoup d’excuses pour avoir manifesté tant d’étonnement devant vos prouesses. Mais c’est vous-même qui m’aviez induit en erreur quand jadis (vous savez que je n’oublie rien) vous m’avez dit que vous connaissiez très mal les rues de Paris, parce que vous y circuliez toujours en taxis. J’en avais donc conclu que la marche devait vous être un supplice.

J’ai tardé à vous écrire et bien contre mon gré. Ne m’en veuillez pas. Mais depuis mon retour, mon temps est pris en démarches incessantes : au Ministère de l’Information pour essayer de faire sortir l’autorisation de paraitre, chose indispensable ; au Tribunal du Commerce pour se faire inscrire sur les registres, chez le Contrôleur des Contributions Directes pour obtenir une patente, etc… sans compter mon installation électrique qui ne marchait plus et qu’il a fallu refaire. Enfin toutes sortes de choses prosaïques trop longues à énumérer  et pas intéressantes ; mon temps a été ainsi haché et quand je pense à vous ou quand je vous écris, j’aime bien avoir l’esprit un peu libre des contingences assommantes de la vie. Ni Albisson, ni Colle ne sont encore rentrés et j’attends avec impatience leur retour, la semaine prochaine, pour faire activer un peu certaines questions ayant trait à mes projets.

Mes locataires sont encore dans l’appartement mais je pense que leur départ ne tardera plus trop. Je vous préviendrai aussitôt qu’ils seront partis et j’espère que vous viendrez le plus vite possible passer quelques semaines. Je me fais tant de joie à la pensée de voir se renouveler notre petite existence d’il y a 4 ans et de vous retremper un peu dans Paris, en allant au théâtre, aux expositions etc. et de recommencer nos dinettes d’antan. Et puis cette fois, vous n’aurez plus les préoccupations d’autrefois et vous n’aurez qu’à vous laisser vivre.

Si je ne vous ai pas adressé de cartes de Concorès, ce n’est pas par oubli, mais parce qu’il n’y en a pas. Je vous ai envoyé par contre un petit colis de fruits de chez moi, mais je pense que ceux-ci ont dû vous arriver en bien mauvais état, si j’en juge par ceux que j’avais rapportés moi-même et dont la plupart n’ont pas résisté au voyage, parce que trop mûrs.

Cela me fait plaisir de voir que vous avez été enthousiasmée par l’Ascension de M. Baslèvre. Ce ne sont peut-être pas les mêmes motifs qui, en le lisant, ont provoqué votre émotion comme la mienne. Heureusement d’ailleurs, parce que moi j’ai surtout ressenti le drame torturant d’un amour qui s’alimente des souvenirs d’une morte. Il faut avoir passé par là pour ressentir à fond toute l’intensité douloureuse de telles sensations. Grâce à Dieu, vous ne pouvez pas connaitre cela !

J’ai lu « Via Malla » autrefois. C’est un beau roman, mais qui, à mon gout, n’atteint pas ceux d’Estaunié. Il est actuellement introuvable à Paris. « Le Curé de Campagne » ne m’a pas énormément passionné. Il y a d’autres oeuvres de Balzac qui me semblent bien supérieures, « Le Père Goriot » par ex.

Oui je suis bien de votre avis en ce qui concerne le séjour prolongé chez nous du « père Huile et de la mère vinaigre ». Il me tarde qu’ils aillent abriter leur amour sous un autre toit, d’autant plus qu’ils se comportent comme en terrain conquis, brulant tout le bois de la cave, cueillant tous les fruits dans les arbres du jardin etc. Ils forment véritablement écran entre moi et tous mes souvenirs.

Profitez bien de ces derniers beaux jours de l’été avant de réintégrer le Palais St Maurice. J’espère que ces longues vacances vous auront fait du bien physiquement et moralement. Pour ma part, j’ai engraissé de 5 kilos, j’ai honte à le dire ; le régime de notre petite auberge de campagne m’a été, vous le voyez, très profitable. Mais maintenant, tout cela s’éloigne vers le passé. Il va falloir faire face aux réalités de la vie, affronter les difficultés et les vaincre. Je m’y emploierai de toutes mes forces, surtout en pensant à vous.

Écrivez-moi longuement, chère petite Suzanne, et recevez mes plus tendres pensées. Bien affectueusement à vous.

Henry

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