Paris le 18 octobre 1946

Chère Suzanne,

Je reçois votre lettre qui me frappe d’un coup au cœur. J’ai en effet l’impression qu’il s’agit d’un « lâchage » ou tout au moins de la préparation à un lâchage.

En effet, vous commencez par m’entretenir d’une « rencontre » avec quelqu’un dont vous avez fait la conquête ! (Cela ne m’étonne d’ailleurs pas, mais si vous me soulignez la chose, c’est sans doute que vous avez un but particulier).

Et [à] la fin, votre lettre dégage un son nouveau par la façon de vous exprimer avec moi, qui ne correspond plus à votre manière habituelle et qui me semble ne pas être sans corrélation avec l’impression personnelle qu’a dû vous faire cette « rencontre » préparée par vos amis.

En effet, je lis ces lignes qui me déconcertent et même me bouleversent : « Je vous espère une bonne santé et pour vous seul (!) je souhaite la réussite de vos entreprises pour que vous ayez la vie calme et agréable qui correspond à votre nature« .

Cela me parait clair et significatif. En somme, vous paraissez vous abstraire de tout cela et n’y prendre plus qu’un intérêt très indirect. Il ne s’agit plus de nous, mais seulement de moi seul.

Ou vous vous êtes bien mal exprimée ou vous voulez me préparer à un abandon. Dans ces conditions, ni ma personne ni mes actes ne vous intéresseraient plus ou tout au moins d’une manière personnelle ; aussi je me demande pourquoi je vous en entretiendrai, si déjà dans votre esprit je suis porté comme un souvenir plutôt que comme une espérance.

Alors, Suzanne, je vous demande d’être très franche avec moi en me fixant très loyalement sur mon interprétation de votre lettre.

De deux choses l’une, en effet, ou bien rien n’est changé ou bien tout est changé.

Alors, dès le reçu de cette lettre (qui vous parviendra, je pense, samedi) je vous demande avec beaucoup d’insistance de m’envoyer un télégramme portant la mention :

non, ce qui voudra dire que je me suis trompé dans mon interprétation

ou bien oui, ce qui voudra dire que j’ai vu juste.

Inutile de vous dire avec quelle impatience j’attendrai la réponse du destin.

Recevez, chère Suzanne, mes bien affectueuses pensées.

Henry

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