Paris le 29 avril 1947

Ma tendre Amie

C’est quand même très gentil et très chic de m’avoir écrit, sans attendre d’avoir reçu une réponse à votre précédente lettre et j’ai été d’autant plus agréablement surpris de recevoir votre petit mot que je croyais que vous aviez pour principe absolu de ne pas écrire deux fois de suite, c’est à dire d’attendre rigoureusement l’alternance des lettres et de pratiquer la politique du donnant donnant.

Je suis donc ravi que cette forme de calcul ne soit pas dans votre esprit et que vous preniez l’initiative de ne pas « compter », comme je l’ai fait moi-même parfois, en mettant même en mouvement le télégraphe quand l’attente de vous lire me paraissait trop longue. Je sais bien que cette fois-ci vous aviez, pour m’écrire, un prétexte : celui de m’accuser réception des livres envoyés, ce qui tendrait, s’il était seul déterminant, à atténuer un peu la valeur d’un geste dont tout le prix réside dans la spontanéité ; mais même sans cette circonstance, je me plais à croire que vous m’auriez écrit quand même ; ainsi je ne veux en rien diminuer votre mérite, comme cela mon contentement est complet.

Oui, j’ai bien tardé à vous répondre et j’en suis tout confus. Votre lettre du 25 mars était certes gentille et affectueuse, mais quand même un peu tiède et surtout un peu courte par rapport à celle à laquelle elle répondait (4 pages contre 8 et mes pages par leur écriture menue, représentent au moins le double des vôtres, donc 4 pages contre 16) et je me suis dit : « Eh bien pour la peine, ma petite Suzanne attendra un peu cette fois-ci« . Mais cette petite pénalité a dépassé mes prévisions et c’est moi maintenant qui suis coupable.

En effet – et cela peut-être ne pouvez-vous pas vous en rendre compte – dans une affaire comme celle que je crée de toutes pièces, il y a des périodes plus chargées, plus prenantes, plus accaparantes que les autres et depuis un mois, j’en traverse une. Quand on arrive à l’étape dernière, précédent le moment de la réalisation, des difficultés, des complications se produisent. Ce sont celles-ci que je suis en train de réduire depuis près d’un mois. Aussi, l’esprit est-il envahi par une tension qui ne laisse guère de liberté d’âme pour, s’écartant des contingences matérielles, s’abandonner à un dialogue qui se passe dans une atmosphère différente, celle du sentiment et du cœur. Et puis surtout, votre lettre était pessimiste, remplie de craintes et découragements : vous évoquiez une révolution et ajoutiez : « qu’adviendrait-il alors de votre journal et de tous nos projets. Je me sens soucieuse…« . Tout cela, ces  doutes, ces réflexions un peu démoralisantes, se conjuguant avec certains obstacles que provoque la crise actuelle, ne pouvait que jeter une impression de trouble en moi et que je tenais à écarter comme quelque chose qui viendrait me gêner dans l’action, me retirer des forces et me paralyser. Pour me faire mieux comprendre, je vous citerai cet épisode relatif à Napoléon qui, au cours d’une dure bataille, vit arriver à lui, bride abattue, un officier haletant venu lui apporter de mauvaises nouvelles sur une phase du combat et auquel Napoléon répliqua : « Vous voulez donc, Monsieur, me faire perdre mon calme à l’heure où j’en ai le plus besoin…« .

Ne croyez pas surtout, ma petite fille chérie, par ce qui précède, que mes affaires soient en mauvaise posture. Pas du tout. Elles vont au contraire vers leur conclusion. Mais, compte tenu des circonstances actuelles qui retentissent lourdement dans le domaine de l’édition, j’ai dû transformer une partie du programme, l’adapter aux nécessités présentes, modifier la revue projetée, refaire les calculs sur de nouvelles bases. Tout cela me donne énormément de travail, car il ne faut pas faire d’erreur au départ qui risquerait d’avoir une répercussion fâcheuse. Bref, il serait trop long et trop compliqué de vous expliquer tout cela. Mais on ne lâche pas le morceau, loin de là. Et la semaine dernière encore, je déjeunais au Cercle Républicain avec 5 personnes, dont Albisson, qui participent à notre entreprise, pour en discuter et un nouveau déjeuner est projeté pour bientôt : tout ceci pour mettre sur pied la société, dont le capital de 1 million prévu précédemment, sera sans doute porté à un chiffre plus élevé, pour mieux tenir le coup pendant la période de crise.

Il est même probable que je vais être forcé d’aller en Belgique et en Suisse pour y constituer là-bas des bases nécessaires pour l’expansion de notre œuvre à l’extérieur. C’est pour cette raison, ne sachant pas encore quand et combien durera mon absence, que je n’ai pu vous faire signe de venir à Paris, ainsi qu’il était convenu, car il aurait été assez fâcheux que je fus précisément absent d’ici au moment où vous y auriez été vous-même. Mais il reste bien entendu que votre voyage n’est que partie remise et que vous viendrez faire auprès de moi le petit séjour dont je me promets à l’avance tant de joie.

Et maintenant, revenons à vos lettres.

Savez-vous que j’ai été tout décontenancé, alors que justement je vous félicitais de n’être plus une enfant pleureuse et me réjouissais d’apprendre que vous « ne vous ennuyais jamais« , de lire sous votre propre plume, en réponse, le démenti le plus absolu à cette transformation de votre tempérament que j’étais tout heureux d’enregistrer. En effet, vous m’écrivez : « mon cher Henry, je ne sais pourquoi, mais je suis triste actuellement« . Alors, ma chère « petite neurasthénique », je vois que ce moral reste toujours aussi délicat, aussi périodiquement en proie à la mélancolie (et sans cause, vous l’avouez vous-même. C’est bien plus grave et comme disait Verlaine : « C’est bien la pire peine de ne savoir pourquoi mon cœur a tant de peine« ). Heureusement que j’ai des réserves infinies d’optimisme, dans lesquelles vous pourrez puiser inlassablement. Vous en aurez bien besoin.

J’ai été bien heureux d’apprendre que vous étiez allée passer 2 jours à St Étienne de Tinée. Cela a dû raviver le souvenir de vos bonnes vacances. Mais 2 jours, c’est bien court : juste de quoi mettre en appétit et de rester sur sa faim, il me semble.

C’est vrai que, dans cet envoi de livres, vous avez été sacrifiée. Je n’avais pas trouvé de Bernanos, mais je referai cela dès que je pourrai m’en procurer. Je suis content que ces volumes aient fait plaisir à votre maman ; j’aurai voulu pouvoir lui procurer une vie complète de Liszt, celle de Guy de Pourtalès par exemple, mais c’est complètement introuvable.

Le curé de Concorès va probablement partir et je m’en réjouis, surtout en pensant à vous et croyant que cette perspective vous fera plaisir.

Pour ce qui est des illustrations de livres, je me suis renseigné, mais en ce moment, c’est, parait-il, extrêmement difficile de les placer chez les éditeurs en raison de la crise qui atteint les ouvrages de luxe. Dans quelques temps peut-être, y aura-t-il amélioration sur ce point. Mais actuellement, il n’y a pratiquement rien à faire, à moins d’avoir un nom déjà très connu.

Un passage de votre lettre m’a bien vivement amusé. C’est celui où vous me prenez rigoureusement à partie, par ce que je vous avais écrit qu’il ne m’aurait pas tellement déplu que ma première lettre, la lettre dramatique, vous ait causé un peu de tourment pendant 24h, jusqu’à ce que la suivante soit venue tout pacifier. Et vous vous écriez avec une indignation que je pense un peu feinte, ce : « Ah ! mon Ami, je ne vous connaissais pas ces défauts« .

Et moi à mon tour, je m’écrie : « Ah ! enfin ! voilà une critique qui arrive et qui me fait bien plaisir, car vraiment, je commençais à être gêné de tant d’éloges de ma personne, qui finissaient par me transformer en une sorte de saint, auréolé de toutes les vertus« . N’oubliez pas mon petit chou (si toutefois cette expression un peu familière ne vous offusque pas, car je sais que vous avez beaucoup de principes et je risque de vous heurter à chaque pas – surtout ne prenez pas cette réflexion au tragique et adaptez-vous à mon genre d’esprit, parfois un peu blagueur, un peu à l’antipode du vôtre sur ce point, je crois) que je ne suis qu’un homme, c’est à dire un composé, un amalgame de choses plaisantes et d’autres qui ne le sont pas. Et même je crois que des défauts dans tout être constituent un piment dont on s’accommode fort bien. Une jeune femme m’a dit un jour cette phrase amusante et peut-être vraie : « Vous avez des défauts vraiment bien organisés« , voulant dire par là, sans doute, que j’en tirais parti ou au moins agrément, que je m’y complaisais sans doute – et cela, au fond, n’est-il pas vrai de chacun de nous. Et ce défaut, ne le partageons-nous pas en commun, adorable amie qui me ressemblez sur tant de points. Car je n’ai pas oublié (vous savez que j’ai une mémoire fidèle) que durant votre dernier séjour à Paris, en 42, vous aviez témoigné devant moi d’une certaine satisfaction à la pensée que, n’ayant pas écrit chez vous pendant un temps anormal, votre maman devait s’inquiéter fort à votre sujet. Et de créer ce tourment, dont vous étiez la cause et la bénéficiaire, vous procurait une petite jouissance intérieure appréciable. Mais alors n’est-ce pas le même cas en ce qui me concerne, dans cette circonstance qui m’a fait encourir vos amicaux reproches. Ne sommes-nous pas au fond, reconnaissez-le, un peu frère et sœur en la matière. Je sais bien que vous avez tenté de m’écraser sous le nom prestigieux de Lamartine et vous appelez « Raphaël » à votre secours, que vous venez de relire. J’avoue, à ma honte, ne l’avoir pas encore lu. Mais je crois que l’auteur transpose dans ce récit l’histoire de ses relations avec Elvire. Et vous me dites, triomphante : « Je vous assure que Raphaël aurait bien été incapable de cela vis à vis de Julie« . Raphaël, peut-être ? Mais Lamartine, qui se donne dans ses créations poétiques un rôle sublime, dans la vie réelle descendait de quelques crans. Et si vous connaissez bien sa biographie, vous aurez retenu qu’il ne fut pas tellement chic avec Elvire et que celle-ci, mourante de la phtisie, il se tint bien tranquillement à l’écart, et moi dans ce cas, ma chérie, j’aurai surpassé Lamartine, si outrecuidant que cela vous paraisse, et je ne vous aurai pas abandonnée au moment où mon réconfort aurait pu être le plus précieux, car l’âme je la mets encore plus dans la vie que dans les récits embellis où il est facile et avantageux de se donner un rôle sublime (cela d’ailleurs, je l’ai prouvé effectivement pour mon propre compte). Alors méfions-nous des poètes ! Ils prennent triomphalement des attitudes sublimes devant lesquelles les petites jeunes filles restent « bouche bée », mais chez eux, pour prendre le contre-pied du vers de Malherbe : « Les fruits ne tiennent pas les promesses des fleurs« .

Quand vous m’écrirez, ne trempez plus votre plume dans une encre aussi froide que celle qui vous a servi pour rédiger votre dernier petit mot, qui n’était plus dans votre ton habituel. Pour une fois, je vous pardonne. Je vous quitte, ma petite Suzanne chérie, en vous envoyant toute ma tendresse.

Henry

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