Gourdon le 24 juin 1947

Mon Amie chérie
Je vous embrasse…
Si je commence ainsi ma lettre, c’est d’abord parce que vous avez terminé par ce mot votre avant dernière lettre. Et aussi parce que vous avez été un amour de m’écrire longuement en réponse à ma simple carte de Lille. Et enfin, parce que j’ai bien à me faire pardonner d’avoir été si long à vous répondre.
Mais j’ai été bien tourmenté tous ces temps-ci, ayant dû venir à Gourdon presque aussitôt après vous avoir envoyé mon télégramme, pour m’occuper de mon beau-père dont j’avais reçu de très mauvaises nouvelles et qui, en effet, était vraiment sur le point de trépasser. Je me suis donc installé auprès de lui et j’ai fait l’impossible pour, si je puis dire, le remettre en vie, ce qui n’était pas très facile à 83 ans. Et c’est ainsi que j’ai été absorbé par lui, de nuit et de jour sans arrêt. Vous ne sauriez croire combien a été harassante et déprimante la période que je viens de passer. Enfin, j’espère que mes efforts ne seront pas vains et que j’aurai réussi à le sauver, tout au moins provisoirement.
Ma pauvre petite amie, de tout ceci vous avez été victime par voie de conséquence. Je veux dire que j’avais l’esprit en tel état par suite de la fatigue et de l’inquiétude, que je n’étais plus en forme pour vous écrire et répondre aux diverses questions de vos précédentes lettres. Et cependant, j’avais hâte de venir auprès de vous, causer cœur à cœur et vous réconforter de toute ma tendresse, car il y avait dans ce que vous m’avez écrit, une mélancolie qui me faisait de la peine et des choses qui m’attristaient en pensant à vous.
Je vous ai alors envoyé une dépêche qui dans sa brièveté voulait vous dire qu’il fallait vous appuyer complètement sur moi ; qu’il ne fallait jamais douter de moi, car vous devriez savoir que je vous suis attaché d’une façon totale et qu’il n’y aura jamais chez moi de recul ou de mortification par rapport à vous. Et j’ai l’impression que vous n’en êtes pas convaincue d’une manière formelle.
Alors nous allons bavarder ensemble, avec cet abandon tranquille et cette confiance si douce qui marquèrent, dans mon souvenir, notre dernière conversation dans le grand Hall de l’Hôtel Cecil, avant que je ne vous quitte.
Je réponds de souvenir à vos lettres, car étant parti brusquement, je ne les ai pas emportées avec moi, mais j’ai gardé présents à l’esprit les passages essentiels.
A un moment donné, vous m’avez écrit : « Je croyais que nous avions fait d’autres projets…« , sans doute comme réflexion à cette ligne de moi : « Quand vous serez avec moi à Paris, vous pourrrez…« . Mais il est évident que je sous-entendais « quand vous serez mariée avec moi… » et cela me paraissait aller tellement de soi, que je n’avais pas jugé utile de le préciser. Vous vous êtes donc mépris en donnant à mon expression un sens qu’elle n’avait pas.
Si je vous ai fait luire des possibilités d’occupation théâtrale, ce n’est pas du tout dans la pensée que vous en fassiez une carrière et un gagne-pain. Mais uniquement parce que vous m’aviez souvent écrit que vous éprouviez un pincement au cœur et du regret quand vous allez voir des films et comme une nostalgie des rôles que vous auriez pu vous-même interpréter. Alors comme je ne songe qu’à vous rendre heureuse, je me disais que par l’orientation qu’allait peut-être prendre ma vie avec l’organisation de ces conférences-spectacles qui me mettraient en rapport avec les milieux de théâtre, je pourrais sans doute vous faciliter la réalisation partielle de vos gouts. Mais dans ma pensée, ce ne pouvait être que d’une manière toute accessoire, un peu comme votre violon d’Ingres et comme amusement, car – et je vous le répète, je ne vous vois pas du tout, avec votre force de résistance que je crois mesurée et votre nature que je sais incompatible aux compromissions ou aux mœurs faciles de la vie théâtrale, vous enfonçant dans ce genre de vie qui ne me parait pas du tout fait pour vous et vous en avez convenu vous-même.
C’est tout différent au contraire, quand on a l’indépendance personnelle, d’accepter de temps à autre d’interpréter un rôle ou de faire une récitation, juste de quoi se distraire et d’ajouter à son existence un peu de fantaisie… Voilà donc sur quelles bases et dans quelles limites j’imaginais pour vous ce que j’appellerai un frôlement avec les milieux théâtraux. Et puis d’ailleurs, puisqu’il a été décidé (et vous savez bien – et j’y insiste car vous semblez en avoir perdu un peu la mémoire, que mes engagements sont toujours pris à fond, après réflexion et d’une manière durable) que votre vie avec moi doit être telle qu’elle vous permette de la partager entre Nice et Paris. Par conséquent, il ne faut pas pour cela être enchainée par ailleurs, il faut rester indépendante et c’est cette indépendance que j’ai à cœur de vous assurer. Vous vous rappelez bien quel était votre programme de vie, que vous m’avez décrit dans une de vos lettres il y a quelques mois. Je le trouvais parfaitement bien compris et j’y demeure fidèle.
Alors, en conclusion de tout ce que je viens de vous rappeler, je ne puis que vous dire que je n’envisage pas du tout votre venue prochaine à Paris sous l’aspect que vous avez esquissé : d’aller vous engouffrer dans une pension de famille, en suivant l’exemple de votre amie (je pense qu’il s’agit de la jeune fille qui avait pour vous un gout très accentué, ce qui s’explique fort bien du reste quand on est sensible, même quand on est femme, aux charmes féminins. Et Dieu sait si vous en avez !), en vous lançant toute seule dans l’aventure de la vie, avec une garantie de réussite très problématique, car les temps actuels sont affreusement difficiles, et avec une charge de pension de 7 500 fr par mois + le service, soit 8250 fr au minimum. Que de déboires, que de déceptions en perspective. Vous n’êtes pas faite pour affronter ce genre de lutte.
Et puis « ma cousine », comment dans ces conditions organiserions-nous ces matchs de cuisine que nous évoquions dans des lettres d’il y a 2 ou 3 ans, quand nous nous lancions un défi et pour lesquels j’avais tort et prétention de vous provoquer, car vous m’avez d’ailleurs prévenu que vous étiez devenue un véritable cordon bleu et j’ai pu, en effet, m’en apercevoir, me souvenant parfaitement du délicieux gâteau et de la savoureuse crème, le tout fait de vos mains, lors de mon passage à Nice. Vous me mettez évidemment knock-out au premier round.
Alors non ! non ! pas de pension de famille qui vous écarterait de moi. Un tel projet me parait incompréhensible et en contradiction avec tout ce que nous avons décidé. Si je n’ai rien d’autre sous la main, car les locaux libres sont pour le moment introuvables, je ferai l’impossible pour libérer le petit appartement de la rue de Chabrol. Cela vaudra encore mieux que ce que vous avez imaginé et permettra de patienter en attendant mieux. Voila donc mon point de vue, puisque vous me l’avez demandé. Et j’espère qu’il sera aussi le vôtre.
Un autre passage de votre lettre a vraiment retenu mon attention, c’est celui par lequel vous me faites un reproche voilé de ne pas m’être mis à votre place, de ne pas avoir deviné ce qui n’était pas positivement exprimé, etc.
Mais si, mais si, ma pauvre petite amie,. Je ne suis pas tellement lourdaud au point de ne pas sentir entre les lignes ce qui se passe derrière des allusions discrètes. Croyez bien que j’avais réalisé pleinement, il y a déjà quelques mois, les nécessités qui s’avèrent pour vous impérieuses, quand vous m’avez dit alors que vous aviez de grands besoins d’avoir le plus tôt possible des commandes d’illustrations.
J’avais, soyez-en sûre, parfaitement compris. Mais que pouvais-je faire ? J’étais impuissant à agir comme je l’aurai voulu, c’est à dire vous envoyer tous les mois – et cela aurait été pour moi un vrai bonheur – une contribution à vos dépenses vitales. Vivant depuis plus de 2 ans sur mes réserves, il me fallait absolument et coute que coute tenir jusqu’au bout ; ce n’était pas le moment de couler à pic avant d’entrer au port et c’était un crève-cœur pour moi de ne pouvoir, comme j’en aurai eu tant le désir, vous prouver d’une manière tangible que je me souciais de votre sort. Voilà la raison très simple, de force majeure, pour laquelle j’ai pu vous paraitre insensible ou détaché de vos ennuis personnels.
Le souci majeur de notre intérêt commun me commandait hélas un pareil comportement qui, je vous assure, m’était affreusement pénible. Et d’une manière générale, croyez bien que lorsque, sur un point ou un autre, je ne réponds pas à votre attente, c’est parce que des circonstances indépendantes de ma volonté m’en empêchent.
J’ai été triste d’apprendre que votre villégiature à St Étienne de Tinée dont vous vous faisiez grande joie par avance, ne pourra avoir lieu. Est-ce que vous avez pu trouver quelque chose par ailleurs qui remplace plus ou moins ce séjour manqué ? Je le souhaite de tout cœur, mais je sais que c’est en effet très difficile actuellement de trouver quelque chose.
Au sujet de ce monologue dont vous me parlez et qui se passe au téléphone, c’est de Jean Cocteau et c’est précisément intitulé au téléphone. Je l’ai entendu très bien interprété par Berthe Bovy. Il s’agit d’une femme qui téléphone à son ami, lequel par ce moyen lui annonce la rupture définitive de leurs relations. C’est par moment déchirant. Je tâcherai de vous procurer ce texte à mon retour à Paris, si c’est possible. Je compte rentrer dimanche, sauf imprévu.
Ma chère petite Suzanne, je vous embrasse de tout cœur.
Henry