Concorès le 1er aout 1947

Vous êtes un véritable amour, ma chère petite Suzanne, en acceptant ma petite invitation de venir à Concorès. Vous me faites ainsi un plaisir immense. Soyez-en remerciée infiniment.
Mais il y a une chose qui m’effraye singulièrement, c’est lorsque vous m’écrivez « je serai ravie de connaitre un endroit que je me suis tant représenté par la pensée« .
Je suis, en effet, payé pour savoir combien lorsque vous rêvez autour de ce que vous ne connaissez pas, vous l’embellissez, vous le façonnez selon vos désirs et alors, évidemment patatras ! vous éprouvez une amère déception devant la réalité qui ne correspond pas à ce que votre imagination avait créé. Alors je ne voudrais pas qu’il arriva pour ce pauvre Concorès ce qui s’est produit autrefois pour mon humble personne quand vous m’aviez conçu si différemment de ce que Dieu avait pris la peine de façonner (croyez bien que j’en voudrai toujours au Créateur de ne pas m’avoir réalisé selon vos gouts). Et par surcroit, vous ne verrez pas Concorès cette année d’une manière aussi favorable qu’en temps normal parce qu’il n’a pas plu depuis plus de 3 mois et qu’avec cette chaleur tropicale tout commence à être calciné. Et d’autre part, la cousine du curé n’étant pas du tout une femme d’intérieur, l’habitation n’est plus du tout tenue comme du temps de ma pauvre mère qui, à l’encontre de moi, était si ordonnée. Alors je vous demanderai doublement un verdict d’indulgence.
Donc, mon amie chérie, je viens vous expliquer dans les lignes générales ce qu’il faut que vous fassiez pour venir jusqu’à moi.
N’ayant pas d’indicateur des chemins de fer et n’étant pas près d’une gare, je ne peux pas me renseigner très très exactement sur les heures. D’après les données que je vous donne, vous pourrez tout de même mettre au point avec plus de précision en consultant le service de renseignements de la gare de Nice.
Il faut que vous preniez à Marseille l’express ou rapide Marseille-Bordeaux. Je crois qu’il y en a 2 qui partent de Marseille, l’un de jour et l’autre de nuit.
Ce train pris à Marseille vous amènera directement jusqu’à Montauban, la station après Toulouse où vous descendrez pour prendre, pas très longtemps après je crois, un train omnibus qui va de Montauban à Brive. Le dernier train doit partir de Montauban vers les 5 heures du matin environ. En tout cas, il passe à la station de Saint-Clair vers 7h ou 7h½ du matin (St Clair est la station la plus proche de Concorès, 6 km, c’est juste le dernier arrêt avant la gare de Gourdon). Par conséquent donc, dans ce train que vous prendrez à Montauban (direction de Brive), vous passerez à Cahors où vous ne descendrez pas et c’est une heure après environ que vous serez en gare de St Clair, où vous descendrez cette fois.
Pour ne pas vous tromper dans toutes ces petites stations que vous ne connaissez pas, mettez donc par écrit sur un petit bout de papier les stations qui sont entre Cahors et St Clair, il doit y en avoir 5 ou 6 ; de cette façon, il ne devrait pas vous arriver d’erreur.
Alors à St Clair je vous attendrai avec un de mes cousins, le docteur R., qui viendra de St Germain où il habite vous prendre dans son auto et vous déposer à Concorès (s’il arrivait un retard possible, attendez-nous à la gare ; nous arriverons).
Bien entendu, il faudra que je sois prévenu exactement, pour le prévenir lui-même, car il viendra vous prendre d’assez loin et je ne puis pas me permettre de le déranger avec sa voiture 17 fois comme j’avais fait jadis à la gare de Lyon. Il faudra donc que je le prévienne au plus tard par téléphone dans l’après-midi de la veille du jour où vous arriverez. Donc que votre télégramme, si vous ne me prévenez pas par lettre (et n’oubliez pas que celles-ci mettent 3 à 4 jours pour venir de Nice à Concorès), m’arrive dans la journée en tenant compte que la Poste ferme ici à 6 heures.
Maintenant un autre point sur lequel je ne saurais trop insister : c’est qu’on ne fait pas un voyage aussi long et aussi fatigant pour une dizaine de jours seulement.
Venez quand vous voudrez, mais je tiens à ce que vous passiez ici au moins 15 à 20 jours (ne me parlez pas « d’abuser de ma gentillesse« . Entre nous ces termes ne sont pas admissibles et en ce qui concerne votre maman, que je me réjouis de savoir aller mieux, elle sera certainement la première à désirer que vous vous reposiez à la campagne le plus longtemps possible). J’aimerais bien en particulier que vous soyez ici pendant au moins une bonne partie de la seconde quinzaine d’aout (je dois regagner Paris que vers la mi-septembre), parce qu’il y aura plus de fruits et que se trouveront à Concorès des personnes agréables dont il me plairait de vous faire faire connaissance.
Donc, ma chère petite Suzanne, je pense m’être assez fait clairement comprendre en ce qui concerne votre itinéraire. Je vous ai trouvé des heures à peu près précises de ce côté-ci, à vous de vous renseigner pour celles du côté de Nice.
Il y a aussi un train qui arrive en fin d’après-midi (5h ou 7h je ne sais plus) à St Clair et qui prend également à Montauban les voyageurs descendant de l’express de jour Marseille-Bordeaux. Mais je pense qu’avec cette chaleur, il vous vaut mieux le voyage de nuit tel que je vous l’ai indiqué plus haut.
Ecrivez-moi vite ce que vous décidez quant au jour et à l’heure de votre arrivée.
Je vous attends impatiemment et vous embrasse tendrement.
Henry
P.S. Ci-joint un mandat de 2000 qui doit, je pense, faire face à vos frais de voyage. Si c’est plus, prévenez-moi.
Inutile d’apporter ici vos chats.
(J’écris en hâte et je suis presque illisible. Excusez-moi).