Concorès le 20 aout 1947

Ma Suzanne chérie

Quelle joie de recevoir enfin votre lettre que j’attendais anxieusement depuis si longtemps. Il me semble que c’est comme si je vous voyais à distance agiter votre mouchoir (on fait cela pour les départs, mais il est tout aussi légitime de procéder de même pour signaler les arrivées). Et puis vous paraissez contente, alors vous pensez si je le suis.

« Pensez bien à moi ! » me dites-vous. Mais je ne fais que ça : 24 heures par jour, 60 minutes par heure et 60 secondes par minute. Qui dit mieux?

Oui, vous me trouverez encore en vie en arrivant, mais si vous aviez tardé davantage, c’est à mon enterrement que vous auriez assisté. Ah ! On peut dire que vous possédez l’art de vous faire désirer. Je me demande comment j’ai pu tenir le coup. Je suis plus résistant que je ne croyais. Mais quelle épreuve !

Ce qui, entre autres, me désespérait dans cette attente, c’était de voir les fruits tomber par l’effet de cette chaleur torride, de sorte que les arbres n’auront sans doute plus rien à vous offrir quand vous serez là. Et puis je me disais que ce beau temps qui dure depuis plus de 3 mois ½ finira bien par cesser et que vous risquerez ainsi de vous trouver à Concorès pendant une période de pluie, ce qui serait certes moins agréable.

Donc, c’est entendu pour lundi matin. Tâchez de ne pas manquer le train dimanche… et ce jour-là, vous ne pourriez même pas me prévenir par dépêche de ce contre-temps. Vous suivrez le même trajet que moi-même en avril 1946. Vous verrez les mêmes points de vue et les mêmes horizons. Je pourrai ainsi cheminer avec vous par la pensée, quand je me réveillerai dans le cours de la nuit, car certainement dans cette nuit-là je ne dormirai pas d’un sommeil de plomb.

« J’ai un grand besoin de détente » m’écrivez-vous. Je crois qu’ici vous trouverez une tranquillité absolue et que vous pourrez bien vous reposer moralement et physiquement. Et puis vous savez que je ne suis pas un puits de tristesse et qu’on peut se baigner en moi pour reprendre gout à toute chose (sauf si on me fait de la peine, alors je suis désemparé et mon contact n’est pas agréable, vous le savez).

Ma personne physique viendra donc vous cueillir lundi matin, car mon double, comme disaient les Égyptiens, mon être immatériel, mon âme et ma pensée seront avec vous du voyage et si vous avez des antennes déliées, vous me sentirez à vos côtés, légèrement appuyé sur vous et vous montrant les beaux paysages. Tâchez d’apercevoir la Cité de Carcassonne ; vous ne la verrez qu’au clair de lune, mais cela la fera paraitre sans doute encore plus belle.

S’il y avait un léger retard – on ne sait jamais avec les autos – ne perdez pas patience, nous arriverons. Encore 5 jours, 5 siècles à vous attendre !

Je vous embrasse de toutes mes forces, ma chérie.

Henry

N’oubliez pas de changer de train à Montauban et de descendre à St Clair.

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