Paris le 5 octobre 1947

Ma bien chère Suzanne

J’ai lu votre lettre avec stupeur. Elle me cause un véritable désarroi et me laisse dans une tristesse infinie. Est-il possible d’aller l’un et l’autre plus avant dans la vie et de paraitre se disjoindre en quelque sorte, alors qu’il serait au contraire plus normal de se rapprocher. Tout cela est bien pénible.

O certes, je n’ai pas de reproches à vous faire, si ce n’est peut-être celui de souligner – avec un véritable manque d’indulgence, avec une sévérité constante et toujours en éveil, qui ne laisse rien passer – tout ce qui peut être une source de griefs de vous à moi.

Donc j’ai lu très attentivement et très calmement les diverses critiques énumérées dans votre lettre et en effet, en considérant les choses avec sang-froid, je reconnais bien sincèrement que j’ai eu tort de laisser ainsi courir ma plume d’une manière débridée et celle-ci me joue parfois de bien vilains tours quand elle s’emporte avec inconséquence. N’oubliez pas que c’est la plume d’un « écrivain », comme il me fut dit dans une lettre que je vous ai lue et que parfois alors elle s’abandonne à une véritable chevauchée, quitte le réel et fait de véritables cabrioles quand elle est en proie au démon de la fantaisie. C’est cela qu’il faut comprendre pour ramener un peu les choses à leur véritable proportion.

Je m’explique très bien, à la réflexion, que vous ayez été choquée par certains passages qui, dans mon esprit, relevaient plutôt de la composition littéraire que d’autre chose. Et la meilleure preuve c’est que la description de la scène que j’évoquais ne correspondait tout de même pas à ce qui s’était passé (vous le savez mieux que personne), mais constituait plutôt une charge, un amusement d’imagination portée à outrer la réalité par je ne sais quelle fantaisie. Je pensais que vous prendriez cela à la blague et je ne me suis pas rendu compte que vous pourriez vous en mortifier. De même en ce qui concerne la stupeur de « Mademoiselle » pour l’eau du matin, si je m’amusais à rappeler cela, ce n’était pas du tout pour épouser son point de vue, comme vous semblez le croire, mais au contraire pour souligner son manque de sens de l’hygiène ou même de la propreté. Enfin, je vois avec consternation qu’on en arrive à ne plus se comprendre et que vous accueillez avec acrimonie mon moindre écart de plume.

Mais croyez bien que cela me servira de leçon et qu’après une telle volée de bois vert, il ne me viendra plus à l’idée de me livrer à la moindre plaisanterie avec vous puisque cela ne réussit qu’à vous contrarier. J’ajoute même que d’une manière générale je me tiendrai désormais à une certaine distance de vous, au propre et au figuré, pour ne pas encourir de nouveau une critique aussi acérée et aussi véhémente de ma personne (ce qui ne veut pas dire, vous n’en doutez pas, que l’affection que je vous porte sera diminuée en quoi que ce soit, mais que je me disciplinerai pour ne pas encourir vos reproches et vous être moins désagréable).

Je retiens de cette pénible mésaventure que tout est bien instable dans la vie et qu’alors que je croyais qu’il y avait entre nous une bonne sérénité et une solide entente, il a suffi d’un coup de vent froid et imprévu pour tourner la page et vous laisser sur un dernier feuillet qui semble déjà vous faire oublier tous les bons moments passés ensemble, emporter et annihiler tous les souvenirs agréables accumulés pendant ces vacances.

C’est bien triste et je suis bien malheureux de ce qui arrive. J’en suis aussi déconcerté. Croyez en tout cas que je déplore vivement cet incident.

Je vous prie de me pardonner de vous avoir ainsi bien involontairement déplu, à moins que vous soyez une chrétienne qui ne pardonne pas. Cela arrive. Mais tout de même, vous avez vécu avec moi une quinzaine de jours et vous avez pu vous faire de moi une idée assez directe. C’est sur ce comportement qu’il faut me juger et non sur une lettre. Mais si l’impression d’ensemble que vous ressentez à mon sujet est défavorable, ilfaut me le dire franchement et même vous débarrasser de moi définitivement si vous estimiez que de vivre avec moi vous serait insurmontable.

Je réponds maintenant aux questions restées en suspens (quand je disais : « à demain les affaires sérieuses », je me servais de cette expression connue non pas pour avoir l’air de les considérer comme secondaires, mais pour bien marquer que je ne voulais pas mélanger dans la même lettre des entretiens d’un ordre si différent).

D’abord je vous confirme que j’ai pris bonne note du programme que vous avez dressé en ce qui concerne la tenue et le comportement d’un homme soigné. On ne peut que souscrire à des conceptions si naturelles. Je sais parfaitement bien qu’il est plus agréable pour soi et les autres d’être bien habillé et que cela même conditionne les chances de réussite en affaires. Il n’y a rien à reprendre à tout ce que vous dites à ce sujet, si ce n’est toutefois – et je ne voudrais pas me montrer plus royaliste que la reine – que ce catéchisme m’a paru présenter des insuffisances ou des lacunes. Par exemple, vous avez oublié de noter qu’il convenait pour un homme d’avoir toujours des fixe-chaussettes bien rigides qui empêchent les chaussettes de tomber en vrilles vers les chaussures, ce qui fait mauvais effet. Et quand vous réclamez un bain par semaine, cela me parait trop peu exigeant ; il me semble que l’ensemble du corps ne doit pas être moins bien traité que le visage et nous dirons plutôt, en transposant un peu le pater : « Donnez-nous aujourd’hui notre bain quotidien ».

J’en arrive maintenant à ce qui vous préoccupe en premier lieu en ce moment. Ne croyez pas que depuis mon retour je sois demeuré inerte à votre sujet. Malgré tout l’effort absorbant que je dois fournir pour mon compte personnel, j’ai posé des jalons de tous côtés de façon à ce que, venant à Paris, vous ayez au moins diverses choses en perspective. Malheureusement, on se heurte actuellement à un découragement général. Toute la vie est comme en suspens dans l’inquiétude du lendemain, car on craint un affrontement général et la chute du franc ; quelque chose comme ce qui s’est produit en Allemagne et en Autriche après la guerre de 18. Et cet état d’esprit paralyse tout.

Ne me rendez surtout pas responsable de cet état de choses car j’ai l’impression que vous avez un peu tendance à vous en prendre à moi quand cela ne va pas comme vous voulez. Vous savez cependant que je ne suis pas cause de votre non venue à Paris, à une époque tout de même plus facile, quand j’avais arrêté pour vous une chambre chez Mme W., puis plus tard quand vous deviez venir occuper l’appartement de Mme P.

En tout cas, dès mon retour, j’ai prié mon ami qui occupe la rue de Chabrol de se chercher au plus vite un logis pour que vous ayez la disposition de votre chambre quand vous déciderez de venir.

Je répète donc que partout où j’ai pu faire pour vous des tentatives, j’ai rencontré plutôt de la résistance, c’est à dire qu’on demande quelle est votre spécialité et surtout si vous connaissez la sténo-dactylographie (ce qui permet quand même des débouchés, par exemple pour assurer un secrétariat. Mais je ne vous vois pas bien dans ce genre d’occupations).

Il est évident que quand mes affaires seront en action, je pourrai beaucoup plus pour vous et d’ailleurs à ce moment il me serait possible d’assurer votre existence, en tout désintéressement je me hâte de vous dire, afin qu’il n’y ait « pas d’équivoque » pour reprendre votre propre expression.

Quel conseil vous donner présentement ? Je suis assez perplexe. Je me dis que si vous piétinez ici un certain temps dans une vaine attente, vous regretterez d’avoir quitté votre maman pour rien, vous vous énerverez, vous vous découragerez et vous parlerez de repartir.

Et d’autre part, vous ne pouvez rester indéfiniment dans l’attente. Je vais encore faire d’autres démarches pour vous. Je voudrais bien vous trouver quelque chose qui vous plaise et vous permette de venir séjourner à Nice tous les trimestres, comme vous le dites dans votre lettre. Mais pour concilier tout cela, ce n’est guère facile.

De toute façon, j’aimerais bien vous revoir, mais vous paraissez tellement refroidie à mon sujet que je me demande si vous me supporterez. J’entendrais encore sans doute le « vous m’horripilez » d’ancienne mémoire. Je ne sais plus que penser. Comme je vous l’ai déjà dit autrefois, j’ai peur que vous me preniez en grippe. Alors vraiment ce ne serait pas une réussite. Moi aussi je suis triste, ma chère Suzanne. Je vous quitte en vous embrassant bien affectueusement.

Henry

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