Paris le 11 avril 1948

Ma chère petite Suzanne
Je suis désolé de voir que ma dernière lettre vous a causé de la déception, alors que j’espérais, au contraire, qu’elle vous procurerait un grand plaisir par la perspective de venir à Paris.
Il ne faut pas laisser s’accumuler entre nous des brouillards ou des malentendus, qui de vive voix se dissiperaient instantanément, mais qui par lettres prennent des proportions absolument disproportionnées.
Nous sommes tous les deux injustes quand nous nous adressons des reproches ; ce ne sont que des querelles d’amitié.
Peut-être, le début de ma dernière lettre a pu vous paraitre, en effet, un peu récriminateur et je vous en fais mon mea culpa, particulièrement pour le mot « pensum » qui n’était pas justifié et qui m’est venu sous la plume plutôt par inadvertance. Comment ai-je été amené à émettre ces quelques réflexions qui ont pu vous apparaitre sans motif ; je vais essayer de vous l’expliquer :
D’abord, votre lettre me répondait bien tardivement après celles que je vous avais adressées à vous et à votre maman.
Ensuite, votre entrée en matière était « mon cher Henry » alors que souvent vous me dites « Henry chéri« , ce qui me va mieux au cœur.
Ensuite, vous me disiez des choses, certes très gentilles, en me répétant une fois de plus combien il vous était agréable de sentir un être toujours penché sur vous. De cette constatation, je ne pouvais, évidemment, me plaindre ; mais comme ce thème revient généralement dans toutes vos lettres, comme lorsque l’on met toujours en marche le même disque préféré, je me disais, ou plutôt je sentais, que cette constance, cette uniformité dans vos réactions pouvaient signifier que ce que vous désirez par dessus tout, c’est qu’on soit uniquement occupé de vous, à vous « comprendre » comme disent souvent les femmes – ce qui est naturel certes – mais sans paraitre également songer à la réciproque, comme s’il n’y avait qu’un être qui compte sur les deux et qu’on semble ainsi oublier que s’il y a : Elle, elle, elle… il y a aussi Lui, lui, lui…
Mais ces remarques vous les trouverez sans doute déconcertantes. Ce sont en effet des impressions subtiles de l’âme et quand on, veut les rendre par écrit, on les exprime maladroitement. Aussi, veuillez bien ne pas m’en faire grief. Je m’étends simplement un peu longuement là-dessus pour vous expliquer comment, sous cette impression confuse que j’ai cherché à vous décrire, j’ai pu au début de ma dernière lettre employer des phrases qui ont pu vous paraitre excessives.
Alors je vous demande pardon de tout cela. Mais vous-même vous êtes trop attardée là-dessus, car enfin, le principal de ma lettre était, si vous voulez être juste, tout rempli par le bonheur de pouvoir vous faire venir à Paris et ceci aurait dû vraiment vous faire oublier cela et je ne comprends guère que vous puissiez m’écrire « Après la lecture de votre lettre, je me suis sentie bien déçue« .
Cette invitation semble vous paraitre tardive ; mais je vous expliquais pourtant bien que je vous la faisais dès que cela m’était possible.
Si je vous ai priée de vous informer des prix à la gare, c’est simplement parce que vous avez beaucoup plus de temps disponible que moi ; aussi je croyais possible d’opérer cette petite division du travail ; je ne pensais pas vous contrarier.
Écrivez-moi donc vers quel moment vous pensez pouvoir venir et je ferai le nécessaire.
J’ignorais tout à fait que vous étiez souffrante. Je savais que vous aviez été atteinte en janvier d’une forte grippe ; mais je pensais que vous étiez rétablie depuis longtemps. Est-ce que vous allez mieux maintenant ? Vous ne me dites pas ce que vous avez.
Un autre point de votre lettre qui m’a vraiment interloqué, c’est lorsque vous m’écrivez : « … des autres projets que vous aviez faits et des dates que vous aviez données, plus rien ne tient« . Comment pouvez-vous aboutir à une pareille conclusion. C’est du pur enfantillage. Je vous renvoie à une lettre à votre maman, qui pourtant ne remonte pas à si longtemps. Relisez-la et vous verrez qu’il n’y a rien de changé dans mes sentiments, au contraire, et qu’on ne peut guère aller plus loin dans le don d’un être à un autre. Je me demande bien ce qu’on peut exiger de plus.
Vous me dites aussi : « Il y a des moments où plus que d’autres on aimerait sentir la chaleur d’une pensée qui vient à vous et c’est là qu’on mesure mieux sa solitude« . Je suis navré si vous avez l’impression que je vous laisse dans l’abandon. Mais comprenez que la vie de Paris – et surtout dans les circonstances actuelles pour moi – hache le temps d’une manière terrible et que cela n’a rien de comparable avec l’existence tranquille de Nice ou de Concorès et qu’il peut y avoir ainsi des irrégularités bien involontaires dans la correspondance. Et au surplus, je ne vous croyais pas du tout plongée dans une telle solitude, étant donné que vous vivez avec votre maman qui vous adore et que vous avez, par surcroit, un amour immense qui remplit toute votre vie, selon vos propres paroles.
Si je n’ai pas répondu à vos diverses questions, c’est parce que devant nous voir prochainement, il était plus simple de le faire de vive voix.
Enfin, en résumé, il ne faut plus supposer l’un comme l’autre des raisons de douter l’un de l’autre. Il ne faut plus se forger dans l’esprit des suppositions qui ne correspondent à rien et nous peinent bien inutilement.
Pensons plutôt à votre venue à Paris. Dites-moi si vous êtes rétablie et si vous pouvez faire le voyage. J’espère que vous pourrez passer ici un séjour agréable et que tous les vilains papillons noirs seront chassés.
Je vous embrasse, ma chère petite Suzanne, bien affectueusement.
Henry