Paris le 1er juin 1948

Ma petite Suzanne chérie

Mais non, mais non, je ne vous oublie pas ; je pense même à vous sans cesse, malgré mon long silence qui pourrait vous faire croire le contraire.

Mais, si j’ai tant tardé à vous répondre et si je remettais de le faire de jour en jour, c’est parce que je voulais pouvoir vous annoncer en vous écrivant la date ferme à laquelle vous pourriez venir. En effet, des circonstances hors de ma volonté – et que je vous expliquerai de vive voix – faisaient que je ne pouvais aller me replier dans le petit logement du boulevard Magenta pour vous céder la place rue de Chabrol (sachant bien que vous n’auriez pas voulu cohabiter seule avec moi) ; force m’était donc d’attendre que soit libre cette voie de garage pour m’y installer durant votre séjour.

Et comme j’attendais jour après jour d’avoir une certitude à ce sujet, pour pouvoir vous faire signe comme il était convenu et que cette assurance reculait sans cesse, voilà comment j’ai été amené jusqu’à maintenant avant de pouvoir vous écrire.

Enfin, je sais maintenant que je vais pouvoir me transporter au bould Magenta le 15 juin et que vous pourrez ainsi venir à Paris à partir de cette date. Je m’empresse donc de vous l’annoncer avec la grande joie que vous pouvez imaginer.

Vous avez dû, ma pauvre petite, trouver le temps bien long de rester aussi longtemps sans nouvelles et je vous assure que je me faisais bien du souci pour vous, me mettant à votre place. Mais il n’y avait pas de ma faute, je vous assure, mais bien celle des circonstances.

En tout cas, ne regrettez pas trop ce retard, qui aura fait un décalage d’un mois, parce que votre séjour à Paris actuellement, avec la température que nous subissons, aurait été loin d’être agréable et vous vous y seriez sans doute ennuyée en ne pouvant guère sortir : en effet, depuis des semaines il fait un temps abominable : froid, orages, pluies et rafales continuelles. C’est pire qu’en hiver, le ciel est toujours sombre. Je n’ai jamais vu un mois de mai pareil.

J’espère que quand vous serez là le soleil brillera pour vous accueillir et que vous pourrez ainsi jouir pleinement de la capitale, d’autant plus qu’à ce moment-là se dérouleront les fêtes de la grande saison de Paris.

Il me tarde bien que vous soyez ici et que nous reprenions nos bonnes petites conversations de cet été.

Savez-vous que votre dernière lettre était très gentille et comme je les aime, c’est à dire douce et pas grondeuse. Elle m’avait fait très grand plaisir parce qu’elle s’efforçait d’atténuer en moi l’effet de la précédente qui m’avait été pénible. Mais sans doute que je me grossissais les choses et que j’avais tort. Je ne voudrais jamais vous causer de l’ennui et si quelquefois cela m’arrive involontairement, pardonnez-le moi.

J’ai bien reçu et je vous en remercie votre petite carte de Tinée (avez-vous reçu les miennes de Vendôme ?), heureux de savoir que, comme vous le désiriez, vous aviez pu vous retremper dans la montagne. C’est un endroit vraiment ravissant. Si j’avais le pouvoir des fées, j’y transporterai l’habitation de Concorès et la percherai sur une de ces hauteurs qui dominent le petit village.

Je reçois samedi à déjeuner le fils et la fille du Dr Rédoulès, que vous connaissez, ainsi que la fiancée du jeune homme, que je ne connais d’ailleurs pas. Je vais me trouver plongé en pleine jeunesse, ce qui n’est d’ailleurs pas pour me déplaire. Il me semblera – d’illusion ! – redevenir étudiant, quand j’invitais des camarades. Quel dommage que vous ne soyez pas parmi nous. J’aurai bien voulu attendre votre arrivée pour les recevoir, mais ils doivent (tout au moins les jeunes filles) repartir dimanche.

J’espère, mon amie chérie, que votre prochaine lettre m’annoncera votre arrivée et me réjouis fort, à l’avance, de vous retrouver et de passer ensemble des moments heureux.

Je vous embrasse, chère Suzanne, bien tendrement.

Henry

Ci-joint, un petit mandat pour le voyage.

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