Concorès le 6 octobre 1948

Ma chère petite Suzanne

Je reçois votre lettre qu’on m’a transmise de Paris et qui est arrivée aussitôt après mon départ.

Quelle n’a pas été ma stupeur de voir que votre venue à Paris, que je croyais imminente, se trouve différée de plusieurs mois. Cela me cause un gros crève-cœur, mais en lisant vos raisons, je ne puis que les approuver.

J’ai bien réfléchi à tout cela et il me semble qu’en effet vous êtes dans le vrai quand vous décidez de vous munir de moyens vous permettant de vous replier sur une occupation certaine à obtenir, si la carrière artistique se dérobe, ce qui dans les circonstances actuelles est plus que probable, sauf chance absolument imprévue, mais sur laquelle il serait téméraire de compter.

Il en est de cela comme de mes entreprises intellectuelles : l’époque n’est pas propice à ce gendre d’activité, à l’heure où la vie se fait pour tous plus âpre, plus terre à terre et où l’idéal recule devant les nécessités positives de toutes parts payantes.

Quand j’ai lu votre avant-dernière lettre reçue à Paris, où vous me disiez que vous comptiez faire une tentative pendant deux ou trois semaines pour trouver quelque chose dans le cadre qui vous convient, je n’ai pu m’empêcher de trouver que vous nourrissiez là des illusions d’enfant et, sachant les difficultés actuelles, j’estimais pour ma part que cette période de recherches demanderait au minimum deux ou trois mois et encore, sans être certaine d’arriver au port.

En effet, ces carrières artistiques où tant de jeunes filles se jettent (ce qui est d’ailleurs tout à leur honneur, puisque prouvant un tempérament orienté vers le beau), sont terriblement encombrées ; il faut piétiner longtemps avant de franchir les obstacles multiples, que vous connaissez d’ailleurs aussi bien que moi. Il faut pouvoir attendre un temps indéterminé. Je sais bien que parfois la chance a favorisé certaines, mais ce sont plutôt des exceptions confirmant la règle et la plupart des actrices qui ont fini par percer ont commencé par manger pas mal de « vache enragée », comme le confirme un article que je lisais récemment sur les débuts de Simone Cerdan, Simone Signoret et d’autres. Et ce qui m’effrayait un peu pour vous, c’est que je ne vous crois pas trempée pour cela, pour affronter la lutte, subir le découragement. Il faut s’être lancée toute jeune dans l’arène, à un âge où on supporte plus aisément les rudesses de la vie, tous les chocs, toutes les amertumes qui guettent les jeunes filles animées de la noble passion de l’art… C’est malheureux de constater ces faits, mais ils sont là.

En ce qui concerne la Radio, c’est en ce moment une compression constante des effectifs – par suite de la politique d’économie du Gouvernement – et bien des personnes qui se trouvaient en place depuis longtemps sont mises à pied.

Dans tous ces domaines, cinéma compris, il y a un chômage généralisé et il y a même eu à Paris diverses manifestations corporatives organisées par de nombreuses personnes qui se trouvaient sans emploi et vraiment acculées à la famine.

En conclusion de tout cela, je ne veux pas dire qu’il faille jeter le manche après la cognée, mais qu’il est prudent de mesurer la distance qui sépare de la coupe aux lèvres et qu’il convient de prendre ses précautions en conséquence.

Par conséquent, c’est vous dire combien j’approuve le point de vue que vous m’indiquez en vous armant d’une spécialité qui, elle, est certaine de pouvoir s’exercer sans délai, les débouchés multiples ne manquant pas dans ce domaine. C’est là un refuge qui permet une position d’attente, permettant de saisir une occasion favorable, si elle se présente, pour s’engager dans le genre de carrière qui a votre prédilection et pour laquelle vous êtes, je crois, faite.

Si vous vous rappelez d’ailleurs, autrefois je vous avais écrit : « Si vous connaissiez la sténo-dactylo, vous trouveriez tout de suite quelque chose d’intéressant« . Mais cette remarque avait paru vous heurter.

Puisque de vous-même vous en venez à cette conception, vous pensez bien que ce n’est pas moi maintenant qui vais vous en dissuader.

Je suis persuadé, au contraire, que vous avez choisi la meilleure formule pour mettre un terme à l’attente prolongée et décevante qui paralyse votre vie… étant donné que de mon côté les choses n’ont pas marché de la manière que j’espérais. Mais quand même, je sens pour moi que maintenant l’horizon s’éclaire, que tous les efforts fournis ne sont pas sans résultat et que les choses vont s’affermir, pourvu que… ma santé me permette de tenir le coup ?

Donc, si de votre côté vous réussissez à joindre à votre arc cette seconde corde, tout ira bien.

Suivez donc ces cours de Secrétariat dont vous me parlez. Je ne pense pas d’ailleurs qu’un stage de 6 ou 8 mois soit nécessaire pour arriver à un résultat pratique, à moins qu’il s’agisse d’un programme extrêmement étendu et varié. Précisez-le moi, je vous prie.

Pour ma part, j’estime que ce qui est indispensable en ce domaine, c’est de connaitre la sténo-dactylographie. Comme vous avez la compréhension très rapide, l’orthographe très sûre et la rédaction aisée, avec ces dons naturels il vous suffira, à mon avis, de savoir taper assez vite à la machine (ce n’est pas bien difficile ; je l’ai bien appris tout seul) et prendre un texte en sténo. Ce qui serait même mieux encore, ce serait d’apprendre la sténéotypie qui est une méthode plus moderne que la sténo et qui donne des débouchés plus avantageux. Il y a, je crois, à Nice une succursale de la sténéotypie Grandjean où on enseigne cette méthode. Quand je serai de retour à Paris, je vous donnerai l’adresse, si vous ne pouvez la trouver vous-même, et vous feriez bien d’y aller voir. En 2 ou 3 mois, on peut devenir une excellente dactylo-sténéotypiste. Et avec cela, on est parfaitement armée pour obtenir une situation intéressante. D’ailleurs, même avec mes affaires personnelles (si elles prennent la bonne tournure que je pense), vous auriez de quoi employer votre activité, tout en prenant le temps qu’il vous faudrait pour vous évader vers des occupations plus idéales ; mais au moins, vous vous sentiriez appuyée sur une base de sécurité qui vous laisserait l’esprit plus libre pour vous orienter ultérieurement vers des horizons plus captivants.

Écrivez-moi donc vite à Paris, où je serai de retour sous peu, pour m’indiquer le programme et les matières d’études de votre École de Secrétariat pour que je vous donne mon opinion définitive. Mais, je le répète, ce qu’il importe avant tout, c’est que vous sachiez la sténo ou la sténéotypie et bien entendu le maniement de la machine à écrire, chose très simple d’ailleurs et que vous ne serez pas longue à pratiquer.

Il va sans dire que vous pouvez compter sur moi pour vous faciliter de redevenir une étudiante. Dites-moi simplement le chiffre de la mensualité dont vous avez besoin. Croyez bien, ma chérie, que j’ai souvent pensé aux difficultés matérielles qui doivent être les vôtres et qu’un de mes plus vifs regrets a été de ne pouvoir, dans ces mois qui viennent de suivre, y remédier un tant soit peu. Mais vous avez bien dû vous rendre compte que je venais de passer une année très dure et que ce plaisir de vous prêter main forte m’avait été refusé. Je vous prie de croire que cela m’a été très pénible.

Je termine ce long entretien sur ce sujet prosaïque, mais essentiel, pour vous parler un peu de Concorès. Inutile de vous dire que je me suis retrouvé ici avec plaisir, mais avec le vif regret d’y être tout seul, j’entends d’y être sans vous. Votre souvenir imprègne encore ici tout l’espace et quand j’entends remuer dans la chambre à côté de la mienne, je me donne l’illusion que c’est vous. Illusion amère d’ailleurs car c’est tout simplement « Mademoiselle » qui, sans vergogne, s’est autorisée à coucher dans votre chambre et a accaparé votre lit pour son compte personnel, sans s’objecter qu’elle commettait là une véritable profanation. Il est vrai que la tentation devait être pour elle bien forte, car cette petite porte dérobée qui mène à la chambre du St Père et qui vous causait tant d’émotions et de craintes, s’ouvre maintenant discrètement et silencieusement pour faciliter un « cousinage » nocturne très poussé, permettant à « l’huile » et au « vinaigre » de faire une bonne salade ! Où est le temps où il régnait dans cette chambre une atmosphère que votre vigilance rendait merveilleusement virginale. Quand vous reviendrez, il faudra procéder à une cérémonie de purification, pour que vous puissiez régner de nouveau dans ces lieux sans qu’ils soient hantés par les démons malsains de la chair.

L’un et l’autre ont engraissé à merveille. Ils ont bien entendu, avant mon arrivée, dépouillé tous les arbres de leurs fruits. Ils mènent la bonne vie. J’espère au moins que je bénéficierai d’indulgences plénières puisque c’est bien grâce à moi si ce Serviteur de Dieu connait ici-bas d’aussi doux instants.

J’ai appris une bien triste chose. C’est le décès en février dernier de cette pauvre petite Grisette, qui était bien la seule des habitants actuels de la demeure que j’aimais. Ils l’ont laissé mourir d’une pneumonie et de cela je leur en veux. J’aurai moins de scrupules maintenant à les liquider, car je vous l’avoue, cette pensée que Grisette devait aussi parler avec eux et quitter ses habitudes, me paralysait.

Un détail pittoresque. Savez-vous que partout dans le village on me demande de vos nouvelles et qu’on s’inquiète que je n’ai pas amené « Madame G. ». Au début, je ne comprenais pas trop ce qu’on voulait dire. Mais j’ai eu ensuite l’explication. Ici, tout le monde nous a mariés et personne ne veut plus croire le contraire. Alors, Madame ma femme, dans ce cas-là je vous embrasse doublement et vous assure de l’affection sans bornes de votre « Seigneur et Maitre ».

Henry

Les commentaires sont fermés.