Paris le 23 mai 1949

Ma pauvre petite Suzanne
Combien j’ai été émotionné et consterné en apprenant l’accident dont vous avez été victime. Combien de remords aussi s’agitent en moi en vous lisant, en constatant les déceptions que je vous cause par mon silence et que je devine bien avant même que vous me l’exprimiez. Mais que voulez-vous, ma pauvre petite, c’est plus fort que moi, c’est comme si une force insurmontable m’annihilait au moment où je désire ou veux vous écrire. Me débattant dans les pires difficultés matérielles, ne pouvant encore rien vous dire d’heureux, je n’ai plus le courage de vous aborder ; j’attends toujours, sinon un miracle, du moins un rétablissement, une remise en équilibre. Si j’avais eu de bonnes nouvelles, croyez bien que je vous en aurai fait part aussitôt et avec quelle joie et que je vous aurai écrit d’une façon répétée pour compenser tous mes manques, dont je suis affligé, sachant combien ils retentissent désagréablement en vous.
Pour rester encore dans ce sujet, dont il m’est si pénible de m’entretenir, je vous ajouterai que contrairement à ce que vous supposez, je me suis efforcé d’entrer dans un organisme existant déjà ; mais malgré des appuis et des recommandations, cela n’a pas réussi étant donné le marasme général qui sévit et paralyse tout ; une prochaine fois je vous donnerai des preuves à ce sujet qui vous montreront que, sans même attendre vos conseils, j’étais entré dans vos vues.
De tout cela je vous parlerai plus longuement une autre fois. Pour aujourd’hui, je veux vous dire que ma tendresse pour vous demeure aussi forte ; que c’est précisément à cause de ces sentiments que je n’ai plus le courage d’écrire, tellement j’éprouve de tristesse à ne pouvoir vous écrire des choses réconfortantes. En moi-même, je me dis que la meilleure preuve d’affection que je puis vous donner, même si elle ne vous est pas perceptible, c’est de tenter coute que coute d’en sortir et je vous assure que je m’y emploie dans toute la mesure de mes forces.
Mais revenons à vous. Quand je pense que vous auriez pu être tuée sur le coup, cela me donne de l’effroi. Quelle année maudite où toutes les malchances nous atteignent. Ma pensée reste fidèlement avec vous, ma chère petite Suzanne, même quand je n’écris plus pour les raisons que vous savez.
Pardonnez-moi tout le chagrin que je vous cause hélas.
Vous ne me dites pas à quel moment vous avez été tamponnée ; je pense toutefois que cela date d’un certain temps et que vous êtes maintenant à peu près rétablie. Oui, vous avez eu de la chance, mince comme vous êtes et non protégée par une épaisse couche de chair, de n’avoir pas subi de fractures. Soyez prudente désormais quand vous traverserez les rues, car je ne pense pas que ce soit sur le trottoir que ce cycliste est venu vous rejoindre.
Je n’ose pas vous demander de m’écrire pour me donner de vos nouvelles, car je n’ai vraiment pas le droit d’exprimer des désirs sur ce point, en étant moi-même si répréhensible. Je vous embrasse affectueusement, ma chère petite Suzanne, en souhaitant de tout cœur que cette chute ne soit plus maintenant pour vous qu’un mauvais souvenir.
Henry