Concorès le 16 aout 1949

Ma chère petite Suzanne

Je viens vous retrouver.

Je m’efforce ici de me remettre un peu sur pieds. Le Docteur Rédoulès ne m’a trouvé que 10 de tension au lieu de 15 ou 16 que je devrais normalement avoir, ce qui indique un état général plutôt à plat. C’est probablement la mauvaise année, faite de tourments et de difficultés, qui est cause de ce fléchissement.

Il (le docteur) m’a recommandé un très grand repos. Mais je ne pourrai pas en jouir bien longtemps, devant rentrer à Paris quelques jours avant le 1er septembre pour me préparer à la tâche qui me sera confiée.

Mon plus cher désir aurait été, comme je vous l’avais indiqué dans une précédente lettre, que vous veniez ici vous reposer avec votre maman. Malheureusement, devant faire face à bien des charges lourdes concernant Concorès, j’ai dû me résigner, comme je vous l’avais écrit et comme vous me l’aviez à un moment conseillé, à louer pour avril et septembre ma demeure qui s’est trouvée ainsi remplie. Il m’a fallu faire passer le nécessaire avant l’agréable. C’est le départ du curé qui m’a offert cette possibilité. Il y a des nécessités impérieuses auxquelles on doit bien se plier. Me trouvant ici, il m’est ainsi permis, dans un souvenir constant, d’évoquer votre présence d’il y a 2 ans, quand nous avions passé ensemble de si bonnes semaines, qui auront marqué parmi les plus agréables et les plus inoubliables de ma vie.

Ce n’est pas sans souffrir que j’ai lu, dans votre dernière lettre, les reproches que vous m’adressiez. Je comprends, certes, votre désabusement dans cette cascade de déceptions et il m’était d’une douleur cruelle de rester impuissant vis-à-vis de vous. Je ne pensais pas qu’il en serait ainsi ; j’espérais bien sortir de l’impasse plus tôt et être ainsi en mesure de maintenir le petit concours que je vous apportais de grand cœur, sachant combien vous en aviez besoin. Enfin maintenant, j’entrevois la sortie du tunnel, avec quelle joie plus encore en pensant à vous qu’à moi. Ce qui me hantait par dessus tout, c’était de pouvoir me sentir en mesure de vous assurer mon appui à Paris pour vous et votre maman.

Je sais combien il a pu vous paraitre amer de ne pouvoir peut-être maintenir ce cours jusqu’à son terme. Mais ne vous frappez pas outre mesure à ce sujet. Si vous vous rappelez les lettres échangées jadis, je vous disais surtout que ce qu’il importait c’était de connaitre la dactylographie et la sténo, ceci dans le but de pouvoir vous consacrer un peu à mes réalisations personnelles ; réalisations qu’il me sera beaucoup plus facile d’opérer en ayant par ailleurs une situation me mettant à l’abri des difficultés vitales. Ce sera alors un complément qui pourra être précieux.

Mais dans ma pensée, je ne vous ai jamais vue poursuivant une carrière de bureau si contraire à votre nature et à votre indépendance. Vous souffririez trop de ce genre de contrainte et de toute façon, ce ne sont guère les diplômes de secrétariat qui jouent beaucoup dans la circonstance, mais surtout les relations. Or la situation que je vais occuper sera de nature à me faire avoir pas mal de relations utiles dont vous pourrez éventuellement profiter. Mais, je le répète, ce n’est pas dans ce genre d’activités que je vous vois,  mais dans un cadre différent touchant à la vie artistique, quels que soient ses compartiments. Ce que je voudrais surtout, ce que j’ai toujours voulu, c’est que vous ne soyez pas astreinte à une occupation rébarbative et mieux encore, à ce que vous puissiez rester indépendante, si la chose est possible. Je n’ai jamais changé d’avis.

Vous me dites que vous avez des amies qui sont comblées. Je ne sais que trop qu’il y a des différences de fortune qui peuvent vous paraitre déprimantes quand on subit un sort plus sévère. Quand vous me soulignez que des hommes se ruinent pour des femmes, ce n’est peut-être pas un exemple très probant à me suggérer, car enfin si je m’engageais dans cette voie, si par exemple j’avais vendu Concorès pour avoir une somme assez forte d’argent liquide, c’est à vous-même que définitivement je portais atteinte, puisqu’enfin vous aimez bien cette demeure qui sera, je le souhaite, encore vôtre quand je serai depuis longtemps sous terre. Mieux valait, croyez-moi, tenir le coup contre vents et marées que de s’arrêter à des solutions faciles, qui par la suite auraient été regrettées. Croyez-moi, au milieu de toutes les difficultés qui m’assaillaient, j’ai bien examiné le problème en face et je crois avoir été raisonnable en n’agissant pas autrement que je ne l’ai fait. Je pense que si, étant ensemble, nous avions pu discuter de vive voix de ces choses, vous auriez été de mon avis.

Ici il fait une chaleur torride, tout est desséché, les puits sont à sec et le ravitaillement difficile. Écrivez-moi. Je serais si heureux de recevoir de vos nouvelles à Concorès. Je vous quitte, ma chère petite Suzanne, en vous embrassant bien affectueusement.

Henry

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