Paris le 12 mars 1950

Ma chère petite Suzanne
Quel cœur admirable, le vôtre. Et comme peu d’êtres auraient été capables d’écrire la lettre émouvante, pathétique que vous m’avez envoyée. Comme je suis heureux de vous savoir d’une sensibilité pareille, si vibrante, si frémissante, si constamment tenue en haleine par ce que la vie peut offrir de joyeux et surtout de douloureux. Il y a une telle parenté d’âme entre nous !
J’ai lu, le cœur serré, le récit de la fin dramatique de cette pauvre petite chatte, votre amie si affectueuse, et je comprends votre tristesse et votre désespoir en vous imaginant les péripéties de sa chute et de sa mort. Nous ne sommes entourés dans le monde que par la souffrance et c’est bien ce qui empoisonne la vie, surtout pour ceux qui ressentent profondément tout ce qui survient de malheureux. Moi aussi, comme vous, je compatis intensément au sort des pauvres bêtes, nos frères de misère, et un de mes souvenirs les plus pénibles qui, lorsque j’y pense, me transperce encore, est le suivant :
Une fois il y a 2 ou 3 ans, rentrant tard dans la nuit, j’entendais des miaulements vraiment atroces et dont l’intensité croissait à mesure que j’avançais. Au bout d’un certain temps, j’arrive à l’endroit d’où partaient ces cris de détresse et au milieu d’un attroupement, j’aperçois le long d’une palissade, un pauvre chat abandonné, galeux et squelettique qui hurlait véritablement de douleur ou de faim. Mais l’horreur de la chose, c’est que cette pauvre bête était aveugle ! Vous imaginez-vous l’atrocité d’une telle existence. Comment pouvait faire cette malheureuse bête pour se nourrir dans Paris, échapper à l’écrasement, etc. Je suis rentré chez moi bouleversé et poursuivi par cette vision, par ces cris qui résonnaient en moi. J’ai eu du remord de ne l’avoir pas prise avec moi mais comment aurais-je pu la soigner étant absent de chez moi et ayant en outre une chatte. Seul Loti aurait pu rendre l’angoisse de cette scène que je viens de vous exprimer.
Et à propos de la mort de votre pauvre petite Minny, je me rappelle que le poète René Ghil (qui avait écrit à ma mère et à moi de si belles lettres que je vous avais lues à Concorès) avait composé pour la mort de son petit chat siamois un beau poème « le pantoun de Kontshing mort ». En voici des extraits parmi les plus compréhensibles de cette poésie toujours abrupte, concentrée et difficile :
… S’en revient en la nuit qui miaule serrement
un petit être qui ne veut tout seul mourir
… Tu l’étendis soumis et long, dans l’an rigide
il passe en toi, de huit années des mirages
et de tous mes visages la même amitié
dans des songes te soulevait vers ma poitrine
ta mémoire des maux tout près de moi guéris…
… Et moi qui n’était là pour te donner mes mains !
tes yeux qui nous ont vus dont nos regards posthumes
Entre les mains, l’étreint émoi reste mouvant…
Vers mes assentiments tristes sans amertumes
Se soulèvent mes mains qui te sentent vivant
et ma tête s’appuie à ta petite tête…
Il me semble que ces vers doivent traduire, dans une forme un peu spéciale, vos pensées, ma pauvre petite, dont je comprends si bien le grand chagrin.
Heureusement que dans votre lettre si triste et qui s’est répercutée en moi si tristement, il y a au moins un point qui m’a fait plaisir, que dis-je, qui a été pour moi un soulagement infini ; c’est quand vous me dites que vous allez un peu mieux.
Si vous saviez combien depuis votre dernière lettre reçue à Concorès, m’apprenant votre situation tragique, obligée de cesser les soins faute d’argent, combien je suis resté depuis bouleversé et par l’angoisse à votre sujet et par le sentiment de mon impuissance.
Oui vous allez me dire : pourquoi n’avez-vous pas écrit. Mais j’ai éprouvé ce même sentiment que vous avez ressenti quand apercevant le cadavre de votre petit chat mort au pied de votre maison, vous avez « eu d’instinct un recul de tout le corps pour ne plus voir !« .
Moi, quand j’ai su l’atrocité de votre situation, j’ai de tout mon être éprouvé, non pas un instinct de recul bien entendu, mais le sentiment que dans de telles circonstances les phrases et les paroles n’étaient plus qu’un bruit vain et que seuls les actes agissants pouvaient être admis.
Et voilà pourquoi je ne me suis manifesté que par des envois bien modestes, tellement éloignés de ceux que j’aurais voulu pouvoir faire, que je n’osais même plus vous écrire pour les accompagner, honteux d’être dans l’impossibilité de vous mieux secourir.
N’interprétez mon long silence, que je vous prie de me pardonner, que par ce désarroi intérieur et croyez surtout que j’ai tenté tous les efforts, hélas en vain, pour vous mieux secourir.
Je vous écrirai d’ailleurs bientôt pour vous expliquer tout cela. Mais ma lettre sera bien triste et j’aime mieux la reculer encore.
Je n’ai plus aujourd’hui que la force de vous embrasser tendrement. Je me sens actuellement dans un état de grand épuisement physique et moral. Il parait que chez les frères siamois, quand l’un est malade, l’autre aussitôt le devient aussi. C’est peut-être un phénomène identique qui s’est produit de vous à moi. Si je pouvais ainsi en quelque sorte faire dériver en moi votre maladie, j’en serais bien heureux.
Puissiez vous continuer, ma petite Suzanne, à vous remettre progressivement et que les prochaines nouvelles confirment cet espoir.
Je vous serre ma pauvre chérie bien fort dans mes bras et ne vous oublie pas.
Henry