Concorès 5 sept. 1950

Ma bien chère Suzanne
En effet, je ne sais plus trop comment vous écrire. Vous devez bien comprendre qu’il ne peut plus y avoir de vous à moi tout à fait la même climat moral qu’auparavant. S’il n’en était pas ainsi, c’est alors que vraiment je n’aurai pas tellement tenu à vous et que vous pourriez me reprocher de l’indifférence.
Vous voyez bien que ce que je sentais plus ou moins obscurément, quand, dans la lettre que je vous écrivais en juin dernier, je vous posais une question à laquelle je vous demandais de me répondre rapidement et franchement, car de votre réponse pouvait dépendre des décisions que j’avais à prendre, particulièrement en ce qui concerne Concorès.
Or, après un mois d’attente, dans votre lettre du 12 juillet, vous me répondiez d’une part « ... me prenez-vous donc pour sœur Anne« , phrase qui m’avait paru assez énigmatique mais que je n’avais pas cherché à approfondir, car d’autre part vous m’écriviez : « Ne vous tourmentez pas inutilement, mon cher Henry, vos suppositions quant à mon départ sont bien éloignées de la réalité« . Éloignées, sans doute, mais pas tellement et vous auriez pu préciser : « dans deux ans seulement ».
Bref, vous devez bien imaginer, ma chère Suzanne, qu’à moins d’être cuirassé d’insensibilité, vos nouveaux projets ne pouvaient que m’atteindre au cœur. Ne vous étonnez donc pas si mon style reflète le nouvel état d’âme qui a pu s’instaurer en moi. Quand un verre est fêlé, il ne peut pas rendre le même son. Veuillez bien admettre qu’en ne faisant aucun reproche, aucune récrimination, je fais preuve d’une certaine élévation d’esprit.
Vous me dites que vous avez « actuellement tant besoin de réconfort« . Expliquez-moi le rôle que je dois prendre dans ces circonstances nouvelles, ce que vous attendez de moi. Je ne voudrais certainement pas que ma manière d’être puisse vous affliger. Mais comment faire. Comment voulez-vous que je sois tout à fait comme avant, à partir du moment où les perspectives sont bouchées.
« Ce fut ma 1ère journée gaie » déclarez-vous de celle que nous avons passée ensemble. C’est très gentil de m’écrire cela. Moi aussi j’ai éprouvé une joie profonde à passer avec vous de longues heures, mais ce genre de joie porte en elle une amertume, une blessure douloureuse, si vous vous rappelez l’aphorisme de Nietzsche : « Mais toute joie veut l’éternité !« .
Enfin je ferme cette longue parenthèse qui certainement ne sera pas tout à fait de votre gré, mais ne faut-il pas dire sincèrement ce que l’on ressent.
J’espère que vous commencez à vous habituer à votre nouvelle existence. A part l’absence de votre maman (qui est pour vous une chose bien dure, mais qui enfin était incluse dans tous vos précédents projets) vous avez tout pour vous sentir heureuse, car vous n’êtes sous la coupe de personne, votre vie est quasi indépendante et vous avez tout trouvé d’un seul coup. Ce n’est pas trop mal et combien de personnes seraient comblées d’avoir rencontré de telles circonstances. Je vous dis cela parce que vous ne semblez pas réaliser, que vous avez toujours tendance à vous apitoyer sur vous-même ; mais cette tournure d’esprit ne peut que vous empêcher de gouter l’heure qui passe. Il ne faut pas constamment porter en soi sa propre croix et faire comme Baudelaire qui cultivait et savourait sa neurasthénie.
Je crois vous rendre plus de service en essayant de vous camper un peu virilement devant la vie, que de vous traiter en éternelle petite fille qu’on doit consoler à chaque instant. Je l’ai fait souvent et votre maman constamment, mais je me demande si en définitive on n’a pas ainsi contribué à rendre plus aigüe votre sensibilité toujours si frémissante et à vous prédisposer plus à fond à la tristesse et au désespoir qui forment l’arrière-plan de votre nature.
Croyez-moi, ma chère petite Suzanne, tâchez de faire appel à des énergies qui sont peut-être en vous en sommeil. « Il faut savoir soigner son âme, comme on soigne son bras ou sa jambe » disait Napoléon et mes réflexions ne tendent qu’à vous orienter vers un entrainement de culture morale, aussi important et même plus que les exercices de culture physique que beaucoup pratiquent.
J’ai ici, sous les yeux, tous les décors qui n’ont pas fui de votre souvenir et qui pour moi encadrent toujours votre présence. Combien j’aurais voulu que vous soyez à mes côtés comme il y a 3 ans et revivre à nouveau les semaines passées ensemble.
Je vous quitte, ma chère Suzanne, en vous adressant mes toujours affectueuses pensées.
Henry