Concorès le 18 juin 1940

Ma chérie, quelle délivrance ce fut pour moi de recevoir ta lettre du 14, mettant fin au cauchemar qui m’angoissait depuis tant de jours, car je me demandais anxieusement si ma précédente lettre avait pu sortir de Paris et te joindre pour te donner une adresse nous permettant de communiquer encore. Enfin, Dieu soit loué ! Le sort nous a été clément puisque j’ai le bonheur de te lire à nouveau. Il me semble être sorti d’un effroyable tunnel au bout duquel je retrouve ton apparition lumineuse. Quelle joie ma petite femme adorée de t’avoir encore, de t’enlacer de mes bras, de te couvrir de baisers. Quelle ivresse ! Quelle splendeur ! Tu es là !!

Si tu savais mon amour combien cette fuite éperdue de Paris, au milieu de spectacles atroces qui m’étreignaient le cœur et que je te conterai plus tard – car aujourd’hui c’est de toi seule que je veux parler – combien ta pensée m’obsédait, combien elle me donnait de forces pour surmonter les obstacles afin d’éviter l’encerclement, afin de pouvoir te lire encore, ma petite Suzanne, que mon cœur bat éperdument pour toi, que ma vie reste à tout jamais enchainée à ta vie, que tu es tout pour moi, que sans toi l’existence n’est plus qu’un fardeau.

Non, je n’ai pas reçu hélas tes précédentes lettres (Paris était bloqué, pour le courrier, depuis près de 12 jours), mais celle qui m’est arrivée à Concorès, presque en même temps que moi, est venue m’apporter le paradis après tant d’heures infernales.

Merci de tout mon cœur d’avoir pris tant de soucis pour moi.

Le souffle ardent de ton âme s’est engouffré en moi, me bouleversant, m’élevant vers des infinis pacifiés où meurent toutes les misères de ce malheureux monde. Je te rejoins ainsi dans l’absolu, dans la plénitude de l’amour éperdu que j’ai pour toi. Je voudrais me dissoudre dans ton sang, dans tes veines, dans tous les replis de ton être, me fondre en toi ma chérie adorée. Les jours, les nuits, je les passe avec toi, sans en distraire un instant ; ta tête est sur l’oreiller à côté de la mienne et mes lèvres sur tes lèvres, je te respire, je m’abime, je me consume en toi ; tous mes sens se joignent aux tiens, mon corps t’enveloppe de toute sa chaleur tendre, nous nous adorons jusqu’à la frénésie et la mort elle-même ne nous arrachera pas ces minutes divines… et toi aussi je te sens sur moi

« et le vol titubant de ta petite bouche
erre sans se poser sur mon visage en feu
« .

Mais chérie, je m’arrache à ces délices ; il me faut hâtivement te dire le nécessaire car l’heure de l’adversité nous presse, l’invasion approche d’ici et sous peu nous serons sans doute coupés, envahis, car nous resterons sur place (je pense et j’espère qu’à Nice tu es relativement tranquille puisque l’Italie ne semble pas vouloir attaquer, malgré tout je suis bien torturé à tons sujet). Si ma lettre te parvient, j’ai grand peur de ne plus pouvoir recevoir ta réponse et j’en suis mortellement malheureux.

En effet, tu ne me connais pas physiquement et si je te déplais, tout croule du rêve merveilleux et je resterai ainsi dans l’incertitude de tes sentiments définitifs pour moi, cela est atroce !

Enfin je t’adresse, avec une crainte indicible, une photo retrouvée chez moi et qui remonte à 8 ou 10 ans. Je ne te plairai pas sans doute. En effet, j’ai l’air un peu godiche et doucereux là-dessus, affublé d’un lorgnon de l’époque, ridicule et anachronique et qui, à l’heure actuelle, prend un aspect de crinoline. Crois mon ange que ma physionomie, toujours un peu empaillée et sans vivacité quand je pose (je suis le désespoir des photographes) a pris depuis plus de personnalité, plus de vigueur dans les traits et dans l’expression. Enfin c’est avec une angoisse épouvantable que je te livre mon image, craignant qu’elle te déplaise. Tout mon sort se joue sur cette petite carte et je ne saurai même pas ce qu’il est, si ta réponse, comme je le crains hélas, ne me parvient pas à temps, car actuellement nous risquons d’un jour à l’autre d’être séparés (toutes les troupes qui passent par ici vont vers le sud, ce qui prouve l’abandon de toute résistance et les allemands avancent vite).

Ma chérie, ma petite Suzanne, au revoir ou adieu (1). Tu sais que je t’aime jusqu’à la mort et que par toi j’aurais connu le bonheur suprême.

Je te jette mes lèvres dans l’abandon de tout mon être ; mords-les de toutes tes forces et aspire sur elles toute ma vie.

Henry

(1) au cas où mon image te ferait m’abandonner.

Les commentaires sont fermés.