Paris le 5 septembre 1955

Chère Suzanne
Quelle surprise incroyable et quelle joie immense je viens d’éprouver en recevant votre carte. Je me demandais si je rêvais, si je n’étais par le jouet d’une hallucination en reconnaissant votre écriture, cette écriture chérie qui pendant des années fut pour moi l’émanation d’un bonheur constant. Il me semblait revenir d’un seul coup en arrière dans un passé si cher dont vous étiez l’âme et que je craignais à tout jamais aboli depuis que tant de silence s’était accumulé entre nous. Que je suis heureux en cette minute même où je vous retrouve, car, croyez-le bien chère Suzanne, je n’ai jamais cessé de penser à vous d’une manière quasi constante. Et ces pensées de moi vers vous étaient imprégnées d’extrême inquiétude. Je me disais : « Est-elle mariée ? », « Est-elle religieuse ? » (cette dernière supposition surtout m’angoissait, car votre dernière lettre me faisait craindre une solution aussi irréparable).
Je n’osais plus vous écrire pour avoir de vos nouvelles, car je vous croyais fâchée contre moi parce qu’il m’avait été impossible de disposer pour vous de mon petit logement, lequel, comme je vous l’avais expliqué, avait été racheté et dont le nouveau propriétaire voulait me faire partir pour l’habiter à ma place. J’étais alors en pleins démêlés judiciaires et si j’avais mis quelqu’un à ma place, j’aurai donné des armes contre moi et j’aurai sans nul doute été évincé de mon domicile. Je vous ai alors écrit qu’il n’y avait qu’une solution possible, vu les circonstances, c’est que vous viviez avec moi ; mais que vous ne voudriez surement pas de cette combinaison à cause des préjugés.
Ce n’est pas de ma faute, ma pauvre petite Suzanne, si je n’ai pu alors vous donner satisfaction comme je l’aurai tant désiré et j’ai été bien malheureux de ne plus recevoir de lettre de vous depuis cette époque. Mais enfin cette triste période est passée et il me semble que le soleil brille à nouveau dans mon cœur.
Je vous en supplie, écrivez-moi longuement, longuement. Donnez-moi le plus possible de nouvelles de vous, de votre maman. Je voudrais tant connaitre, en détails, comment vous avez passé ces dernières années.
Il s’en est fallu de peu que votre carte vous soit retournée avec la mention « destinataire décédé ». J’ai été, en effet, écrasé et grièvement blessé par une moto sur les Champs-Elysées, avec la jambe et le pied fracturés en plusieurs endroits. Aussi, voilà 3 mois que je suis dans le plâtre, étendu sur un lit d’hôpital d’où je vous réponds en ce moment (inutile de vous dire combien j’ai pu souffrir au début de cet accident). j’en aurai encore pour 3 autres mois avant de pouvoir reprendre mon activité normale.
Je passe donc de tristes vacances et ne séjournerai cette année à Concorès que par l’imagination ou par le souvenir et en particulier en revivant la délicieuse période où vous étiez venue passer une quinzaine que je voudrais revivre encore avec vous.
Si vous me répondez, écrivez-moi rue de Chabrol parce que je compte regagner mon domicile vers le 10 septembre pour y achever de me remettre d’aplomb.
N’oubliez pas de me parler de votre santé et de me dire si vous ne vous ressentez plus de votre pleurésie. Habitez-vous toujours à Nice ?
Chère Suzanne, je vous embrasse de toutes mes forces. Vous êtes un amour de vous être souvenue de moi.
Transmettez à votre maman mes sentiments bien affectueux.
Henry