Concorès le 10 aout 1957

Ma chère petite Suzanne
C’est avec joie que j’ai lu votre longue lettre. Je ne regrette pas votre écriture « dansante », selon votre jolie expression. J’ai pu la lire en effet bien plus facilement que d’habitude, quand je suis obligé, pour déchiffrer certains mots, de me livrer au même travail que Champollion sur les hiéroglyphes. Aussi, écrivez-moi toujours sur vos genoux.
De plus, votre lettre est pimpante, ce qui n’est pas toujours le cas puisque, comme vous le savez certainement, demeure souvent en vous un fond de tristesse ou tout au moins de mélancolie. Sur ce point, nous différons sensiblement, car plus j’avance dans la vie, plus je sens s’épanouir en moi tout ce qu’il y a de gai en ma nature et je m’en réjouis car cela m’aide à vivre…
En vous lisant, il me semblait suivre un petit film, car vos réflexions étaient comme entrecoupées par tous les éléments de l’ambiance qui vous entourait : les aimables sourires du monsieur auquel vous répondiez en lui montrant votre dos, les vagues qui venaient vous faire fête, les réflexions amusées des gens (quels indiscrets !) sur la longueur de votre lettre, etc. Et j’avais la satisfaction d’être un peu mêlé au paysage, puisque invisible mais présent à votre pensée, j’étais l’objet de tout ce que vous m’écriviez de tendre pour ce que je représentais de permanent pour vous dans le lointain, aussi bien dans le temps que dans l’espace.
Vous êtes perplexe pour vous décider entre les deux solutions que je vous propose et qui vous plaisent également et vous me demandez ce que je préfère. Pour ma part, je penche nettement pour le séjour à Paris qui vous offrira certainement plus de distraction qu’ici. Vous revoir n’importe où me sera toujours infiniment agréable, mais je pense que quelques semaines passées avec moi dans la capitale vous apporteront une plus grande variété d’agréments ; je tâcherai d’ailleurs de m’y employer de mon mieux (théâtre, concerts, expositions, musées, etc.). Si le temps le permet, au moment où il vous sera possible de venir, nous pourrions même faire quelques fugues hors Paris, par exemple en allant à Reims, Rouen, aux Châteaux de la Loire, toutes choses que vous ne connaissez sans doute pas et qui méritent d’être vues. On pourra également se livrer à quelques expéditions dans de bons restaurants, comme l’Auberge du Grand Veneur, d’agréable mémoire et où vous aviez dégusté une terrine de purée de poulet.
Ne croyez pas d’ailleurs que vous ne disposerez de moi que d’une manière fugitive, car mes occupations me laissent assez libre. Si le lundi et le mardi je suis accaparé toute la journée, les autres jours je ne vais à mon bureau que le matin et même un ou deux jours par semaine pas du tout. Vous voyez donc que vous ne serez pas aussi isolée que vous semblez le craindre. Vous évoquez gentiment la perspective de dinettes faites à deux et la table préparée par vous et m’attendant. Cela fait penser à Manon Lescaut. Vous vous rappelez sans doute l’air : « Adieu notre petite table » ?
Par exemple, il ne faudra pas renouveler, si possible, votre exploit de 1942 dont je garde encore un souvenir ébahi. En effet, rappelez-vous, vous êtes arrivée au milieu d’un déluge de pleurs et repartie de même. Vous m’aviez déconcerté par ces explosions de désespoir, déclenchées par un motif futile et qui ouvrirent et clôturèrent votre séjour comme des parenthèses de larmes entourant une phrase. Mais maintenant vous êtes une grande fille et vous devez sans doute être un peu moins émotionnable qu’il y a 15 ans.
Vous me dites que si vous venez à Paris cet automne, vous viendrez à Concorès au prochain été avec votre maman. Que ce soit donc chose déjà promise et convenue. Vous pourrez passer ici toutes les deux le temps que vous voudrez. Si mes vacances ne me permettent pas d’être avec vous durant tout votre séjour, je viendrai vous installer. Je vous laisserai les clefs et ensuite je reviendrai vous retrouver. Si vos occupations ne vous en empêchent pas, vous pourriez ainsi passer plusieurs mois à vous reposer dans le calme de cette campagne, qui pour le moment n’offre d’ailleurs pas un aspect bien agréable, car il pleut et il fait froid, tout est triste, aussi, si je n’avais pas le secours de la lecture, je m’ennuierai plutôt.
Je me propose de lire ces jours-ci le livre de Rops que vous avez eu la gentillesse de m’envoyer pour ma fête et je vous dirai ce que j’en pense.
Dans votre lettre, vous m’écrivez : « Mon avenir demeure aussi précaire et c’est un grand souci« . Croyez bien que moi-même je pense aussi bien souvent à cela. Nous en reparlerons d’ailleurs quand nous nous retrouverons.
Je termine ma lettre, ma petite Suzanne, en vous réitérant tous mes meilleurs vœux de fête que vous avez dû, je pense, déjà recevoir.
Je vous joins à cette occasion un petit billet ; ne connaissant pas vos mesures, je ne puis vous envoyer, comme j’en [ai] eu souvent envie, un article d’habillement.
Je vous embrasse de tout cœur, ma chérie.
Henry