Concorès le 1er sept. 1957

Que vous m’écrivez d’adorables lettres, ma Suzanne. Est-ce « chat Bijou » qui, présidant à l’élaboration de la dernière, fut votre inspirateur ? Non ! Je crois que c’est plutôt la très vieille et solide amitié que vous avez pour moi qui me vaut des pensées aussi douces. Je bénéficie de l’ancienneté ; comme quoi, il n’est pas toujours fâcheux de vieillir.

Voilà 17 ans que nous nous connaissons théoriquement et 15 ans réellement. Nous pouvons nous accorder ce mérite que rien n’est jamais venu assombrir notre attachement de l’un pour l’autre. Mais hélas, combien durant tout ce temps fûmes-nous peu rapprochés ! Combien la vie aurait pu tenir nos existences moins à l’écart l’une de l’autre. C’est ce que je me dis souvent, avec d’amers regrets.

Vous m’écrivez : « Comment donc expliquer vos longs silences ?« .

Il y a à cela une cause générale et une cause particulière.

La cause générale est que lorsque j’ai négligé de répondre rapidement , et cela n’est que trop fréquent, car j’ai le défaut de remettre souvent au lendemain ce que je puis faire le jour-même, quand donc j’ai perdu contact, je suis embarrassé pour le reprendre, car je me sens fautif et je ne sais trop comment pouvoir rentrer en grâce. Alors je ne fais qu’aggraver mon cas.

La seconde raison plus précise qui a motivé entre nous une si longue zone de silence, c’est que je craignais que vous ayez mis à exécution une menace dont vous m’aviez fait part dans une de vos lettres, de vous faire religieuse.

Cette pensée m’étreignait à ce point que je préférais rester dans le doute de peur d’apprendre le pire. Tout cela se trouve être la conséquence de mécanismes mentaux qui peuvent ne pas être toujours compris.

Je me fais une joie, comme vous le pensez bien, de vous revoir bientôt. L’époque que vous avez choisie me parait fort judicieuse. Espérons que les derniers beaux jours nous permettront d’accomplir un programme actif. Oui, nous reverrons Versailles puisque cela vous fait plaisir. Je n’ai certes pas oublié notre visite, ni le curieux incident qui s’est passé au Trianon, quand vous m’avez prié de m’écarter un moment, car vous éprouviez le besoin de vous recueillir et de méditer seule au milieu d’un bouquet d’arbres. J’ai reconnu à cela que vous étiez d’une nature rêveuse et qu’une compagnie pouvait parfois vous sembler pesante !

Je quitte Concorès ce soir, après avoir joui de quelques journée ensoleillées bien agréables. Mais aujourd’hui, le temps est pluvieux et j’ai ainsi moins de regrets de regagner Paris.

Je pense que ma lettre vous rejoindra en pleines vacances, sans doute au même endroit que d’habitude. Vous aussi reposez-vous bien.

J’ai lu le livre de Rops ; je vous en parlerai dans une prochaine lettre.

Je vous quitte, ma chère petite Suzanne, en vous embrassant bien tendrement.

Henry

Ci-joint une vue récente de Concorès.

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