Paris le 24 novembre 1957

Chère amie
Ma chère grande amie
Ma chère Suzanne
Ma chère petite Suzanne
Ma Suzanne
Ma chérie
Voilà comment j’avais mentalement commencé dans mon esprit la lettre que je comptais vous écrire, marquant ainsi par ces termes successifs, dont chacun effaçait le précédent, la courbe de température, si je puis ainsi dire, qui régna entre nous durant votre trop bref séjour. Et accordez-moi ce mérite que ma pensée ardente, vis à vis de vous, ne fut pas altérée, comme il aurait pu paraitre naturel, quand vous m’avez dit lors de notre dernier diner et comme on lance un projectile : « Je ne vous aime pas !« .
Croyez bien que je n’ai pas la prétention de croire le contraire, mais il me paraissait superflu de me décocher ce trait que je trouvais un peu contradictoire avec notre attitude mutuelle « où l’on se comprend avec les yeux« , comme vous dites si bien. Alors c’est à mon tour de dire que je ne comprends pas très bien et que mon esprit s’interroge. Vous me reprochez (car c’est, n’est-il pas vrai, un côté de votre caractère de faire souvent des reproches et pour des choses minimes) de ne pas vous avoir dit au départ « de ces mots profonds« , de ces paroles décisives et vous ajoutez « Quand j’étais seule, je pensais à des choses que je me proposais de vous dire et vous retrouvant, elles ne me venaient pas aux lèvres« . Mais voyons, réfléchissez un peu ! Vous ne vous sentiez pas muette pour me faire part des sentiments que vous aviez éprouvés ou que vous ressentez encore pour d’autres personnes dont vous me montriez les images et même les lettres qui étaient des déclarations d’amour, présentées en termes tamisés, mais non dénuées d’ardeur. Et tout cela vous ne vous en sépariez pas et vous me l’avez mis avec assez de satisfaction sous le nez. Je ne vous le reproche pas, je ne vous ai même pas fait remarquer que ma photo n’avait pas de place parmi celles qui avaient pris demeure dans votre sac. Ceci combiné avec votre phrase « Je ne vous aime pas » ne pouvait que m’incliner à ne pas vous faire de déclaration romantique. On a la pudeur de ses sentiments ! Mais comme je ne pouvais maitriser ceux-ci à mon gré, et ne voulant pas paraitre ridicule dans une situation où je me sentais en nette infériorité, je n’ai pu m’empêcher toutefois de les traduire et malgré ma volonté, de les traduire, dis-je, au cours des derniers jours de votre passage, par la crispation de mes doigts sur vos doigts et sur votre corps et par mes lèvres ancrées sur vous. Et cela, à mon sens, valait bien des paroles.
Alors, ma chérie, ne m’accusez pas de froideur ! Tâchez d’être un peu juste. Les femmes ne le sont guère en général et vous en particulier.
Maintenant, j’en arrive au second reproche qui, celui-là, me parait plus plausible : c’est que j’ai beaucoup tardé à vous écrire. Vous avez bien dû, je pense, supposer qu’il s’était produit quelque chose d’anormal. Ce qui n’est malheureusement que trop vrai.
En effet, et cette partie de ma lettre ne m’est pas agréable à écrire, de même que vous serez, je pense, ennuyée de la lire.
Voici ce qui s’est passé : quelques jours après votre départ, j’ai fait dans ma chambre une chute stupide en trébuchant sur un petit tabouret. Je me suis abattu lourdement, sans pouvoir me retenir à rien, sur le dessus de marbre de ma table de nuit ; ma tête a porté dessus, un des verres de mes lunettes s’est brisé, les éclats pénétrant profondément dans les chairs et les labourant juste en dessous de l’œil gauche et à 2 ou 3 millimètres de celui-ci. Il s’en est fallu de peu qu’il soit crevé. J’avais le visage en sang. Je suis allé à l’hôpital pour me faire examiner. On m’a fait deux piqures antitétaniques et on m’a gardé en observation plusieurs jours pour voir si le nerf optique n’était pas atteint. Heureusement non. Mais ma blessure était fort sérieuse, la peau arrachée et la chair bousculée. J’en ai, parait-il, pour deux mois à avoir un pansement qu’on me renouvelle tous les deux jours. Et le plus grave, c’est que j’aurai une forte cicatrice qui me restera toujours. A quel point je serai défiguré, je ne puis le savoir encore tant que j’aurai ce pansement. J’ai dû rester chez moi une bonne semaine, car il faut éviter de prendre froid après des piqures antitétaniques. J’étais condamné à ne boire que de l’eau, à ne pas manger de viande, mais j’avais le droit de fumer.
Quand vous me reverrez, vous vous rendrez compte que je n’exagère pas puisque les traces de cette blessures ne doivent pas disparaitre.
J’ai peur que ce pénible évènement ne change ma gaieté naturelle en tristesse.
Tout cela m’a fait beaucoup souffrir de la tête et vous voudrez bien admettre que je n’étais peut-être pas très en forme pour vous écrire.
Demain, je recommencerai à aller au bureau, mais cela m’ennuie bien de circuler avec ce pansement sur le visage.
Je vous écrirai bientôt plus longuement et reprendrai votre première lettre (pas la seconde dont je n’ai pas été enchanté) pour répondre à un certain nombre de vos phrases. Mais il y en a quelques-unes de si tendres, qu’elles pardonnent les autres et c’est pour celles-là que je vous embrasse tendrement, ma chérie.
Henry