Paris vendredi 4 avril 1958

Ma chère petite Suzanne

Je suis tellement confus et honteux de mon silence si prolongé envers vous, que je ne savais, une fois de plus, comment reprendre contact avec vous. Et j’attendais une date favorable qui me soit un peu comme un abri pour obtenir un peu de votre indulgence que je sais si grande et que vraiment j’admire. J’attendais donc avec impatience l’époque de Pâques, celle de la Résurrection, pour ressurgir auprès de vous, avec plus de chance d’obtenir une amnistie.

Chère Suzanne, vraiment je me sens coupable alors que vous m’avez écrit des lettres gentilles, les dernières surtout, d’être demeuré aussi lointain, non par parti pris, certes, mais comme je vous l’ai déjà, je crois, fait comprendre en vous expliquant que je suis un peu un phénomène humain en ce sens que je me sens souvent comme frappé de léthargie, remettant toujours au lendemain ce que je puis faire le jour même. Et cela m’a beaucoup nui dans la vie sur le plan matériel et sur d’autres aussi. Et de cette sorte d’infirmité mentale, vous êtes également victime, ma pauvre amie. Mais comme vous êtes très religieuse, et par cela même très indulgente, je le suppose, vous me pardonnerez.

Dans cette lettre, je ne vais pas répondre à tous les sujets que soulevaient vos lettres précédentes. Je procèderai par étape.

Mais il y a des points que je veux aborder sans plus tarder. Vous me dites que je n’ai sans doute pas plaisir à voir votre écriture puisqu’en somme je facilite peu, je l’avoue, votre volonté de m’écrire. Ne croyez pas cela surtout. J’ai parfois, quand je me sens particulièrement en faute, une certaine appréhension en décachetant vos lettres, m’attendant à de vives semonces. Mais quand je constate que celles-ci n’existent pas, que dans mes craintes, j’ai alors une envie irrésistible de vous embrasser et de vous dire merci pour votre cœur si miséricordieux. Et je vous lis ensuite avec tendresse.

Vous me dites, dans une de vos lettres, que vous occupez actuellement un Secrétariat. Donnez-moi plus de détails à ce sujet. Vous ajoutez que cette occupation vous empêchera de vous rendre à Paris. Mais vous aurez bien des vacances. Il est vrai que celles-ci ne coïncident pas avec les périodes auxquelles il est normal de se rendre ici. Nous reparlerons de cela. Je m’efforcerai d’ailleurs de venir en escapade, comme je vous l’ai promis, passer quelques jours à Nice, malgré la distance et cela avant les grandes vacances. De vive voix, il est plus facile d’aborder des problèmes souvent complexes, comme celui que vous avez évoqué dernièrement en me conseillant de vendre Concorès pour acheter un appartement à Paris. La question est pour moi sérieuse et, à vous parler franchement, cette éventualité ne me sourit guère. Oui, je vous avais dit, comme on dit beaucoup de choses dans le feu de la conversation ou de l’improvisation, que je serai peut-être contraint « un jour » (car je ne me dirige pas vers la jeunesse) de me libérer, avec grand arrachement du cœur, de Concorès auquel je suis lié par tant de fibres. Mais quand on se penche du plan velléitaire à celui de la réalisation, et qu’on veut passer de la pensée à l’acte, surgit tout à coup dans le cœur un mouvement de défense et même de répulsion. Et puis, il faut ajouter que les appartements en vente dans la région parisienne, s’achètent actuellement à raison de 3 à 7 millions par pièce. J’ai constitué un dossier là-dessus… et vraiment on reste effrayé !

En ce qui concerne votre échange d’appartement avec Paris, la chose pourrait être possible, quoique peu probable, en raison que la presque totalité des offres s’oriente de la province vers Paris. Et de plus, j’ai souvent médité à c e sujet, je ne vois guère votre maman changeant de vie après une si longue habitude d’existence dans ce petit paradis qu’on dit être Nice.

Chère Suzanne, pour aujourd’hui je m’arrête, me proposant d’ajouter à cette lettre des lettres complémentaires et de revenir sur les sujets abordés par vous dans ce que vous m’avez écrit précédemment.

Pour ce qui me concerne, voici en bref : je garde une trace indélébile sous l’œil à la suite de mon accident, ce qui ne me fait guère plaisir ; que j’ai un retour offensif de sinusite, ce qui est bien désagréable ; que j’ai de nouveaux ennuis avec mon appart ce qui est encore plus désagréable.

Chère Suzanne, je vous souhaite de passer avec votre maman de bonnes fêtes de Pâques, et je veux y contribuer en vous adressant ce petit billet ci-joint.

Je vous embrasse de tout cœur.

Henry

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