Concorès le 23 juin 1959

Ma chère petite Suzanne

Votre lettre si gentille a été pour moi un grand réconfort et je vous en remercie affectueusement.

Vous faites un historique très fidèle des évènements fâcheux qui me sont arrivés au cours de ces dernières années. Comme on dit « jamais deux sans trois », j’espère avoir épuisé maintenant la gamme de la série noire.

Je vais vous dire « exactement », ainsi que vous me le demandez, comment m’est arrivé ma dernière mésaventure :

J’avais invité un vieil ami à diner chez moi et je l’avais accompagné au métro de la gare de l’Est, non loin de mon domicile. Il devait être environ 23h30. Arrivé devant ma demeure, je presse le bouton d’entrée qui ouvre la porte automatiquement. J’avais à peine fait un pas sur le seuil quand je sens qu’on entre derrière moi. J’ai cru d’abord qu’il s’agissait d’un locataire de l’immeuble et avant d’avoir eu le temps d’actionner la minuterie, je reçois une rafale de coups de pied et de poing lancés par plusieurs individus que je n’ai pu distinguer puisque tout se passait dans le noir. C’est un procédé ingénieux, car de la rue on ne voit rien puisque la scène se passe à l’intérieur.

On m’a dit que j’aurai dû crier. Mais je m’en suis bien gardé, car dans ces cas-là et à cette heure, les voisins ne sont pas pressés de porter secours et ce que j’aurai gagné, c’est que l’on cherche à m’étrangler pour étouffer mes cris. Tout s’est donc passé en un éclair avec le minimum de dégâts pour moi. Mais c’est la torsion du bras qui a eu les conséquences les plus fâcheuses, puisqu’il en est résulté cette névrite qui me fit tant souffrir pendant de longues semaines.

Maintenant, je tire le rideau sur cette désagréable histoire.

Oui, j’ai revu le Dr Crozat et le Dr Redoulès. J’ai même déjeuné chez ce dernier. L’un et l’autre vont bien et je n’ai plus eu besoin de recevoir leurs soins. Je n’ai qu’à me laisser vivre paisiblement et bien manger à l’auberge. Je commence à me regonfler à bloc, bien que souffrant toujours un peu de l’épaule. J’ai le plaisir ici de lire abondamment.

Je suis désolé, chère Suzanne, que vos efforts pour trouver quelque chose de plus intéressant demeurent infructueux. C’est curieux que dans une ville si peuplée, comme Nice, il y ait si peu de débouchés.

Oui, moi aussi j’ai pensé que voilà bientôt un an, je venais vous rejoindre pour passer avec vous des jours si charmants et trop rapides. Mais j’espère bien que vous pourrez revenir à Paris cet automne et que nous pourrons [voir], dans les mêmes conditions et le même plaisir qu’en 1957, le « Bourgeois gentilhomme ». Il faut espérer que votre Secrétariat si peu avantageux ne sera pas un obstacle à votre escapade.

Je compte quitter Concorès mardi matin 30 juin dernier délai pour regagner Paris. Il ne m’est malheureusement pas possible de venir jusqu’à Nice, d’abord parce que j’avais pris un aller et retour Paris-Gourdon, et surtout parce que je suis emberlificoté de Kiki. Je ne le vois pas descendant avec moi à l’hôtel. Il ferait le vide dans l’établissement et on me demanderait des dommages et intérêts. Un pareil chat, c’est un sacré fil à la patte.

Je vous dis au revoir, ma chère petite Suzanne, en vous remerciant encore du vif émoi que vous avez ressenti à mon sujet et je vous embrasse tendrement.

Henry

P.S. Ma cousine m’a causé dans ces derniers mois beaucoup de tracas et de soucis. Elle est actuellement enfermée dans un asile pour gens déséquilibrés. Je vous en raconterai davantage dans ma prochaine lettre.

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