Paris le 20 octobre 1959

Ma chère petite Suzanne
Vous devez vous impatienter bien justement et l’attente de me lire doit vous paraitre bien longue. Vous avez bien dû soupçonner que ce retard était dû à une cause involontaire. Je viens en effet de subir, comme presque chaque année, une forte bronchite qui m’a immobilisé ces temps-ci et dans ces conditions, il m’aurait été difficile, ma pauvre amie (je barre « pauvre » parce que vous n’aimez pas ce qualificatif, je ne sais trop pourquoi) de m’occuper de vous durant votre séjour à Paris. Cet handicap a eu un second effet, c’est que je n’ai pu retirer ma cousine de son hospice qu’avant-hier, alors qu’on devait la remettre sous ma sauvegarde au début d’octobre.
Enfin, maintenant que ce mauvais cap est passé, je m’adresse à vous, ma chère Suzanne, pour vous demander si vous pourrez vous libérer de vos occupations, ainsi que vous l’espériez et comme je le souhaite tant, afin de venir faire une fugue à Paris. J’espère bien que oui et dans le cas d’une réponse affirmative, je vous enverrai de quoi couvrir vos frais de voyage.
Un second point d’interrogation : préférez-vous descendre dans un hôtel (à l’Hôtel Français où vous étiez descendue la dernière fois, s’il y a des places, car en ce moment il affiche la pancarte « complet ») ou bien vous installer chez moi (bien entendu, j’aurai pris mes dispositions pour m’installer chez un de mes amis dont je vous ai parlé et de même Kiki, qui n’entretient pas avec vous des relations très cordiales, sera mis en pension).
Dites-moi ce qui vous plaira le mieux de ces deux combinaisons, chère Suzanne, et je serai heureux de satisfaire votre préférence.
J’ai bien admiré votre jolie carte du lac de Vens, avec ce personnage solitaire qui parait plongé dans une méditation émerveillée devant ce cadre farouche.
J’aurai préféré y voir votre silhouette rêveuse et je vous aurai prêté, à vous qui êtes parfois enveloppée de songe et mélancolique devant les grandioses spectacles de la nature, ces vers profonds, si beaux et comme incantatoires de Stéphane Mallarmé :
O miroir !
Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée
Que de fois et pendant des heures, désolée
Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
Comme des feuilles sous la glace au trou profond,
Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine.
Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine
J’ai de mon rêve épars connu la nudité !
Mais j’arrête la citation, puisque vous n’aimez pas la poésie.
A bientôt vous lire et surtout à bientôt vous voir. Je vous embrasse de tout cœur, chère Suzanne.
Henry