Paris le 14 avril 1960

Ma chère petite Suzanne
Encore une nouvelle plongée de moi dans le silence ! Vous allez bien vous dire qu’il s’agit là d’une maladie chronique et incurable ! Et vous auriez raison. Quand j’ai trop tardé à répondre, je ne reprends plus pied, comme je l’ai souvent expliqué, je ne sais plus comment me rattraper et ainsi le silence s’accroit encore. Mais quand une occasion propice se présente – et comment pourrait-il en être une meilleure et plus symbolique que celle de Pâques, c’est à dire la Fête de la Résurrection – je la saisis avec empressement et avec grande joie.
Donc, chère Suzanne, je pense de plus en plus que le mois de mai approche et qu’il est entendu que vous me le consacrerez en venant le passer à Paris. J’attends avec impatience le moment de votre arrivée. C’est le meilleur mois à vivre à Paris. J’espère que vous pourrez vous rendre libre et que « Monsieur Biscuit » ne vous retiendra pas par force et vous autorisera à le quitter pendant 4 semaines. Il vous doit bien cela, car vous êtes assez dévouée pour lui (je vous rappelle les termes de votre dernière lettre : « Chez Henry, je projette donc pour le mois de mai ma venue à Paris et vous verrez que ce sera d’autant plus gai que la saison sera belle et nous ne regretterons pas d’avoir dû remettre, etc. »).
Un autre passage de votre lettre a retenu mon attention. C’est lorsque vous écrivez que vous aviez remarqué une statuette en cristal de Lalique pour laquelle vous avez versé des arrhes afin qu’on vous la garde et que vous êtes allée chercher quand vous disposiez de plus de fonds. Mais, chère Suzanne, je profite de cette occasion pour vous dire que, lorsque vous verrez quelque chose qui vous fera envie et que vous ne pourrez acquérir pour des raisons pécuniaires, vous n’hésitiez pas à m’écrire sur le champ et je vous enverrai aussitôt de quoi satisfaire votre désir. Que cela soit bien entendu. Cela me fera toujours plaisir de vous faire plaisir.
Je dois vous dire que depuis des mois ma vie a été bien compliquée du fait de ma vieille cousine. Elle est enfin sortie de l’Etablissement psychiatrique de Ville-Evrard où elle venait de passer 4 mois et elle est revenue chez elle, mais sous ma responsabilité et ma surveillance. Je suis obligé d’aller chez elle tous les 2 jours pour surveiller son état. De plus, je dois essayer de débrouiller ses affaires qui sont devenues très compliquées. Elle se trouve en effet dans une situation plutôt dramatique car, à la suite de ses divers séjours prolongés dans les hôpitaux et cela depuis 1956, elle doit pour plus de 900 000 francs de frais de séjour que l’Assistance Publique lui réclame, avec menace de saisie de son mobilier. Je dois donc intervenir à chaque instant et faire démarches sur démarches auprès de l’Administration de l’Assistance Publique pour éviter le pire.
Je vous souhaite, chère Suzanne, ainsi qu’à votre maman, d’heureuses fêtes de Pâques et pour l’achat des œufs traditionnels, je vous joins ce petit billet.
Écrivez-moi vite pour me dire quand vous pourrez vernir et en attendant de vous lire, je vous embrasse, ma chère petite Suzanne, de tout mon cœur.
Henry