Paris le 5 juillet 1960

Ma chère petite Suzanne

Vous continuez toujours à me combler ! Dernièrement encore, à l’occasion de ma fête. Vous m’avez envoyé un magnifique volume qui m’a fait un très grand plaisir, mais qui m’a également contristé sachant que dans les circonstances actuelles, il ne faut pas que vous vous livriez à de telles largesses, comme je vous l’ai déjà plusieurs fois souligné. En tout cas, je vous remercie de tout cœur de me gâter pareillement.

Et ce remerciement arrive avec un retardement dont je suis confus et que je vous prie de bien vouloir me pardonner, ce que vous ferez encore plus aisément quand vous saurez que je relève d’une congestion pulmonaire qui m’a mis vraiment bien à bas. Je n’ai pas beaucoup de chance depuis quelques temps. Je suis en ce moment bien à plat.

Je me dispose à partir d’un moment à l’autre pour Concorès, dès que je me sentirai à peu près en forme pour faire le voyage, mais je me sens si fatigué que même partir me parait un effort qui me rebute. Enfin, dans la paix et la campagne, j’espère me remettre progressivement et si cela se produit, un ami qui habite sur les hauteurs de l’Auvergne me propose de me recueillir ensuite pour achever ma convalescence.

Pour en revenir à vous, chère Suzanne, laissez-moi vous dire que vous avez vraiment un gout très sûr dans le choix des volumes que vous m’offrez, et qui, dans leur variété, sont tous très attachants et d’une belle tenue littéraire : les œuvres de Rimbaud, Jane Eyre et maintenant le Grand Meaulnes. Oui, j’avais lu ce volume autrefois et il m’avait tellement plu que j’aurai grand plaisir à le relire et bien entendu à le conserver comme un souvenir de vous.

A ce sujet, je dois vous dire que j’ai un vieil ami, depuis la Faculté où nous étions étudiants ensemble, et qui est devenu un romancier notoire qui a eu le prix Femina : André Dhôtel, que vous connaissez peut-être de nom. Si je vous parle de lui, c’est parce que son œuvre (une dizaine de volumes) me parait être un vaste déploiement du Grand Meaulnes. C’est le même côté irréel, magique, fabuleux qui remplit tous ses récits, qui se lisent, je trouve, comme dans un enchantement.

Non je n’ai pas lu le Petit Prince de Saint Exupéry. J’ai toujours hésité à le lire car, m’étant complu dans ces admirables livres : Terre des Hommes, Courrier du Sud, Pilote de Guerre, etc., j’ai eu peur de retomber dans un genre qui n’aurait pas atteint l’altitude de ces précédents ouvrages.

Je suis heureux que l’amie de votre maman ait trouvé quelqu’un pour sa chambre, car je n’avais ni candidat, ni candidate pour répondre à son offre.

Chère Suzanne, je n’écris pas davantage, me sentant fort fatigué mais je sais que vous l’êtes aussi, ce qui me désole. Ne vous laissez pas abattre moralement, car c’est le physique qui en pâtirait. Baignez-vous : la mer est salvatrice.

Ma prochaine lettre partira surement de Concorès. Je vous remercie encore de tout cœur et en attendant de vous écrire à nouveau, je vous embrasse, chère Suzanne, bien tendrement.

Henry

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