Paris le 10 juillet 1960

Ma chère petite Suzanne
Vos réflexions au sujet de ma cousine sont évidemment pleines de bons sens. A vrai dire, il aurait mieux valu qu’elle resta à Gourdon. Mais à ce moment-là, je ne la croyais pas aussi atteinte et je ne pensais pas que tout serait toujours à recommencer.
D’ailleurs, ce n’est pas moi qui l’ai arrachée à Gourdon, s’il est vrai que j’en avais eu primitivement l’idée. Mais en fait, elle ne s’était pas rangée à mon avis. J’ai quitté Concorès fin avril en 1958 et c’est seulement au début d’octobre qu’elle a, d’elle-même, regagné Paris. J’en avais été informé alors par le Docteur Rédoulès.
Elle est d’ailleurs fort entêtée et ne fait pratiquement que ce qu’elle veut. On n’a pas d’influence sur elle. Alors vous voyez que ma responsabilité n’est pas tellement engagée dans cette affaire, dont je subis cependant les tristes effets. Maintenant, elle a regagné son appartement, qui reste en sa possession jusqu’à nouvel ordre. Mais vu tous les tracas que m’occasionne cette parenté, j’espace un peu mes visites. Alors, à la grâce de Dieu !
Ce que vous m’écrivez à votre sujet, chère Suzanne, me peine énormément. Votre malchance avec l’ex-Monsieur Biscuit dépasse encore ce que j’imaginais. Et alors que vous l’avez quitté depuis avril, il vous doit encore 100 000 f., ce qui prouve qu’il vous traine en bateau depuis bien longtemps. Vous m’écrivez qu’il est entré dans une « Société de Contrôle et de Gestion » où il s’occupe de la partie commerciale. Et vous ajoutez qu’il est payé au pourcentage. Cela me parait bien suspect et je doute qu’il s’agisse d’une maison sérieuse. On peut intéresser le personnel aux bénéfices, mais on assure toujours un minimum, un fixe. J’ai bien peur que ce Monsieur se soit fourvoyé avec des gens douteux. Je m’étonne qu’avec ses relations il n’ait pas trouvé autre chose.
Vous me demandez mon avis sur Albert Camus. Je suis très hésitant pour vous répondre. D’abord je le connais mal. J’ai peu lu de lui (le Rocher de Sisyphe et la Chute). Je ne le trouve pas très excitant pour l’esprit. Il ne m’enflamme guère. Il sonne dans le genre « moraliste » (qui est une grande tradition française), mais d’une manière, me semble-t-il, d’une manière un peu terne et trainante. Sa prose me parait grise. Pour le prix Nobel qu’il a emporté, à ma grande surprise, je trouve que bien d’autres le surclassaient, à commencer par André Malraux par exemple.
Mais en ce qui concerne Dostoïevski, j’en suis un fougueux admirateur. J’ai lu avec une sorte d’ivresse presque toute son œuvre. A 16 ans déjà, « Crimes et Châtiments » m’avait plongé dans une crise de mélancolie. Je voyais le monde tout à fait en noir à la suite de cette lecture. C’est évidemment un très grand écrivain qui remue l’âme avec violence et en profondeur et laisse en proie à une perplexité indicible en ce qui concerne les abimes de la nature humaine. Il est encore plus grand que Balzac.
J’espère que vous allez mieux et que les piqures fortifiantes vous auront fait du bien. L’épisode du jeune et « charmant » garçon qui voulait vous « revoir » m’a bien amusé. Mais « voir » une femme n’a rien de répréhensible. c’est peut-être parce que vous imaginez que jamais dans les relations masculines-féminines les choses ne peuvent rester platoniques. Enfin peut-être qu’une femme a raison de rester toujours sur la défensive, prudence étant mère de sureté.
Je vous quitte, ma bien chère Suzanne, en vous embrassant de tout mon cœur.
Henry