Concorès le 27 sept. 1941

Ma chère grande amie, j’ai été obligé de m’absenter pour aller voir des parents dans un autre coin du Lot, aussi suis-je en retard avec vous. Je trouve à mon retour vos lettres qui me font un plaisir immense. Tout ce que vous m’écrivez est d’une gentillesse infinie. Je trouve que j’ai une chance incroyable de tenir une telle place dans vos pensées et de m’y maintenir avec une constance qui me touche profondément.
Vous vous penchez vers moi avec un intérêt et une amitié dont je ressens tout le prix. Vous me posez des questions pénétrantes, vous voulez connaitre comment j’ai passé cette année, quelle fut ma vie intérieure, quelles pensées intimes m’animèrent. Je vous répondrai sur tout cela dans une prochaine lettre ; je vous ferai circuler librement dans mon esprit et dans mon cœur. Vous savez que je n’ai rien de caché pour vous, que je me livre à vous comme si je m’entretenais avec moi-même ; vous savez que j’habite en vous comme si vous étiez le dédoublement de mon être. Je crois n’avoir jamais eu pareil abandon avec qui que ce soit et dans une certaine mesure (mais j’ai tort d’être un peu restrictif), vous me rendez la pareille, n’est-ce pas merveilleux.
Quand je commence à vous écrire, les idées m’assaillent et tourbillonnent, il nait en moi une foule de lettres différentes qui aborderaient les sujets les plus variés, comme si je voulais me fondre en vous, comme si je voulais vous assiéger de toute part, comme si j’étais une marée montante déferlant sur vous de toute la multitude de ses vagues. Mais il me faudrait avoir, comme les dieux hindous, cinquante mains pour tenir cinquante plumes et couvrir de front une infinité de pages. N’ayant pas ce pouvoir surnaturel, force m’est donc de m’acheminer par étapes successives.
Aujourd’hui et pour parer au plus pressé, je reviens à votre projet de séjour à Paris. Je vous avais écrit de Paris sur une carte que, pour faciliter les choses, il fallait que vous adressiez sur une carte une demande officielle au Conservatoire pour participer au concours d’admission ; qu’on vous répondrait de la même manière en vous indiquant le n° sous lequel vous étiez inscrite ; cette pièce étant de nature à fléchir la rigueur de cette administration imbécile qui jusqu’ici vous refuse le laissez-passer. Il ne me semble pas que vous ayez agi dans le sens que je vous indiquais. De mon côté, j’ai écrit dès mon arrivée ici une autre lettre au Ministre de l’Intérieur.
Vous me paraissez toute désorientée et extrêmement indécise en ce qui concerne votre intention, que je croyais cependant ancienne et bien arrêtée, de vous installer à Paris. (A ce point de vue, nos caractères diffèrent un peu, je crois, car lorsque j’ai pris une décision, je m’y tiens avec une persistance que ni les évènements, ni les obstacles n’arrivent à démonter. Je me rappelle à cet égard le flottement auquel vous vous abandonniez avec votre maman quand il s’agissait l’an dernier de quitter ou de ne pas quitter Nice).
Et puisque vous vous livrez à moi si gentiment et avec tant de confiance en me disant « je ne sais où la vie m’appelle, mettez du clair dans ma pensée« , nous allons nous efforcer, voulez-vous, d’arrêter ensemble un plan de conduite.
D’abord il convient, me semble-t-il, de s’en tenir pour le moment à un seul objectif : celui du Conservatoire pour lequel votre vocation semble vous prédestiner. Alors, de deux choses l’une :
– ou la demande faite aboutit, je veux dire le laissez-passer est accordé, dans ce cas on vient vite à Paris et on tente sa chance. Il faut savoir se jeter à l’eau pour atteindre la rive sur laquelle on désire aborder (et ce n’est pas la petite punition qui a été infligée aux Parisiens en les obligeant à se coucher plus tôt pendant 3 soirs qui doit vous occasionner une terreur panique, comme celle qu’éprouvent les enfants quand on leur parle de croquemitaine. Je ne reviens pas sur ma précédente lettre où je vous disais que vous ne deviez avoir aucune crainte pour venir à Paris et que d’ailleurs, je vous aurais moi-même déconseillé ce séjour si vous pouviez avoir à le regretter).
– ou bien la demande n’aboutit pas : dans ce cas, faut-il jeter le manche après la cognée et perdre tout espoir. Nullement. Je vous demanderai seulement de me faire confiance et de m’accorder un certain crédit de temps. Évidemment, dans cette hypothèse, le Conservatoire serait perdu pour cette année et ce serait pour vous une grosse déception, mais je m’efforcerai d’obtenir des autorités allemandes avec lesquelles je suis en contact par le Comité de l’Automobile, un laissez-passer pour vous de 3 mois par exemple dont vous pourriez profiter pour venir à Paris, jeter des bases pour préparer votre entrée au Conservatoire en octobre 1942, voir certains des artistes qui y professent et vous entendre avec eux, leur demander leurs conseils etc. Bref, pour orienter votre vie dans ce sens voir ce qui serait possible ou ne le serait pas, puisqu’une carrière artistique ne peut guère se former qu’à Paris.
Voilà pour le moment immédiat comment je vois les choses. Et j’ajoute que de mon point de vue personnel, j’aurais un plaisir infini à seconder vos efforts d’orientation. De toute façon, un séjour dans la capitale n’a rien pour déplaire, surtout s’il peut procurer à la fois l’utile et l’agréable. Dites-moi ce que vous pensez de mon raisonnement.
J’ai été ravi de recevoir vos photos qui viennent illustrer le récit charmant que vous m’aviez fait de votre séjour en Savoie, lequel m’avait plongé dans le ravissement de vous voir si proche de la nature, si sensible à ces spectacles grandioses, si légère et si bondissante au milieu de ces masses énormes qui vous entouraient, comme une fée ou comme une nymphe : émanation divine des forêts et des monts sacrés car je vous aime dans toutes vos attitudes, aussi bien quand vous êtes rêveuse que lorsque vous vous révélez petite fille, ce qui me donnerait envie de devenir moi aussi petit garçon, s’il m’était donné de prendre mes ébats en votre compagnie.
J’aime beaucoup Chamonix également. Je vous raconterai la prochaine fois comment j’y suis allé. C’est un récit qui vous amusera peut-être. Mais tenez, je vais vous le raconter tout de suite. Ce ne sera pas très long. C’est un souvenir assez comique, mais qui pour moi se voile de tristesse car il évoque la pauvre petite amie que j’ai perdue. Celle-ci se trouvait donc à Chamonix il y a 5 ou 6 ans, au mois de janvier, en pleine période de sports d’hiver. Un jour, elle m’envoie un télégramme me demandant de venir la rejoindre. Ne connaissant rien de la grande montagne et pour répondre à son appel, je m’embarque aussitôt dans le train, sans réflexion et dans la tenue que j’avais : chapeau mou, pardessus, parapluie et souliers bas, comme si j’allais à mon bureau. C’est dans cet accoutrement que je débarquais à 6 heures du matin à la petite gare de Chamonix, par un froid de loup et alors qu’un épais tapis de glace cernait la gare elle-même. Il n’y avait personne dans les rues à cette heure-là, qu’elle pour m’attendre. Mais impossible de mettre un pied l’un devant l’autre, même en m’appuyant sur mon pépin ; chaque pas que je faisais était une glissade ; les tourbillons de neige m’empêchaient de voir. Bref, je n’étais pas du tout équipé pour affronter une telle patinoire. Cela tournait au vaudeville. J’avais bien envie de remonter dans le train et de repartir. Il me fallut une heure d’efforts pour atteindre un gite cependant assez proche. Tel fut mon premier contact avec le pays du Mt Blanc. Il est vrai que je m’adaptais par la suite très rapidement et que je sentis vite naitre en moi un gout très marqué pour l’alpinisme.
Je vous remercie également beaucoup des 2 autres photos d’un genre tout différent et qui m’égayèrent par les petits chapeaux cascadeurs qui dégringolent l’un et l’autre sur votre visage. Heureusement que vos sourcils retinrent dans sa chute le chapeau blanc et votre nez le chapeau noir, car sans cela votre figure plutôt que votre tête aurait été coiffée. J’admire toujours votre délicieuse élégance. Vous êtes vraiment la perfection en tout… sauf quand vous vous adonnez à la tristesse ; sur ce point-là, je vous ferai toujours la morale ; quand on est jeune et jolie, la gaieté et la joie ne devraient-elles pas être de rigueur.
J’ai eu grand plaisir à contempler l’image de votre charmante petite maman, si jolie elle aussi, dont l’expression est si douce et si rêveuse et dont l’âme semble flotter sur le visage.
Je vous retournerai ces 3 photos à la fin de mon séjour, mais je les garde jusque là et ne m’en séparerai qu’à la dernière minute.
Je dois quitter Concorès samedi soir. C’est vous dire qu’hélas notre correspondance est malheureusement limitée. Votre dernière lettre pour me parvenir devra être mise à la poste jeudi matin à Nice au plus tard. Mais j’ai pensé que je pourrai continuer à vous écrire en vous adressant des petits colis de gâteaux secs par exemple qui vous apporteront avec eux, dans le fond de la boite, un message de moi. Je ne pense pas qu’on ouvre les colis, car j’en ai envoyé plusieurs chez moi qui sont tous arrivés intacts.
J’ai retrouvé une vieille carte postale représentant notre habitation. Je vous demanderai de me la retourner car nous n’avons plus que celle-la et il y a longtemps qu’on n’en trouve plus d’autres. On ne voit sur ce cliché qu’une partie de la demeure, la façade seulement, puisqu’il y a derrière deux autres tours comme celle qu’on aperçoit par devant, mais qu’on n’aperçoit pas, cachées qu’elles sont par le feuillage.
Arriverez-vous seulement jusqu’au bout de cette lettre si longue. Si vous avez ce mérite, vous y trouverez mes pensées les plus ferventes.
Henry