Concorès le 30 septembre 1941

Ma chère et grande amie, je reviens bavarder avec vous. Ces jours-ci sont passés sans lettre de Nice et j’en suis tout chagriné. Je sentais qu’il me manquait l’essentiel ; qu’une journée sans ligne de vous ne marque pas dans ma vie. Maintenant que j’ai repris l’habitude de vous lire longuement, c’est à tout instant que je voudrais recevoir vos messages ; plus je vous lis et plus j’ai besoin de vous lire ; plus vous m’envoyez de photos et plus je désire en avoir d’autres ; plus vous vous manifestez à moi et plus ma pensée s’attache à vous.
Dans la tranquillité de mon existence actuelle où je n’ai pas de travail absorbant à accomplir, où il n’y a pas d’agitation autour de moi pour accaparer plus ou moins mon esprit, je me transporte à toute heure du jour à vos côtés ; je me demande ce que vous faites à tel ou tel moment, ce que vous pouvez dire avec votre maman ou avec des amis vous rendant visite ; j’essaie même de deviner les instants où vos songes s’envolent vers moi, ceux où vous vous mettez à votre table pour m’écrire et où votre plume glissant sur le papier m’exprimera les sentiments raffinés et tendres qui deux jours après viendront se blottir dans mon cœur et n’en sortiront plus !
Comme notre aventure est délicieuse, mais j’ai peur qu’elle me fasse trop souffrir un jour, quand vous m’aurez laissé ; j’ai peur de payer plus tard une lourde rançon pour tant de bonheur éprouvé. Moi qui n’ai jamais connu je crois, l’émotion religieuse, il me semble que par vous je réalise avec une intensité ardente ce qu’on doit éprouver dans la communion avec Dieu. Je blasphème peut-être en parlant ainsi, mais d’ailleurs je crois que je reprends à propos de vous des phrases toutes semblables à celles, si émouvantes, que vous m’aviez écrites de Chamonix pour décrire l’abandon de votre âme en présence des merveilles de la nature et de la création. Vous êtes devenue en quelque sorte toute ma religion ! Votre pensée me bouleverse, m’électrise, m’aspire, m’arrache à moi-même et à tout, me donnerait j’imagine des forces surnaturelles pour accomplir je ne sais quoi d’impossible. Voilà quelle fièvre vous versez en moi. A ce degré de tension, le souffle ne risque-t-il pas de manquer comme sur ces sommets où l’air raréfié et venant plutôt de l’espace sidéral ne permet presque plus de respirer et où on se sent pris de vertige. D’une certaine hauteur, seuls les abimes vous guettent et on peut se répéter avec Baudelaire : « Avalanche vas-tu m’emporter dans ta chute !« . Voilà pourquoi j’ai peur de nous.
Vous me demandiez, mon amie, de vous dire « mes pensées de là-bas, mes pensées de maintenant » et dans une autre lettre vous me demandiez « si à travers la fuite éperdue des jours, je ne ressentais pas parfois une impression de vide et si ma solitude ne me pesait pas« .
Par ce qui précède je pense donc être bien dans le sujet où vos interrogations m’attiraient. Je vais continuer à vous faire voyager en moi.
Comme vous devez le sentir, j’ai une certaine prédisposition à doubler et à surprendre l’existence par l’imagination. La vie, je suis aussi bien capable de la rêver que de la vivre, grâce à quoi, bien qu’étant séparé de vous et bien que nous ne nous connaissions même pas, si ce n’est par les yeux de l’esprit, j’ai réussi à unir votre existence à la mienne ; je veux dire que non seulement je pensais à vous, mais qu’encore je vous mêlais à mes sensations quotidiennes, par exemple en lisant quelque beau livre, en voyant une belle pièce, en écoutant un morceau de musique, en assistant à quelque chose d’intéressant : vue d’une œuvre d’art, d’un magnifique coucher de soleil, d’un clair de lune romantique, d’un ciel étoilé ou tout autre spectacle émouvant de la nature ; ou même plus prosaïquement en dégustant une chose savoureuse, ou en entendant quelque chose d’amusant ou de tendre, bref pour tout ce qui me frappait ou m’enchantait, je me disais « si elle était là ! » et j’imaginais ce que vous me disiez et ce que je vous répondais.
Vous ne sauriez croire combien de fois vous étiez invisible mais presque réelle et vivante à mes côtés, comme ces déesses mythologiques dont les grecs et les romains sentaient la présence enivrante autour d’eux.
Et ce n’est ne sont pas seulement les réalités de chaque jour que je vous faisais partager avec moi. Je vous faisais participer également dans mon imagination à des voyages imaginaires. Quels pays n’avons-nous pas visités ensemble sous toutes les latitudes ; dans tous les pays, dans les civilisations et les climats les plus variés, nous allâmes de concert avec un exaltant besoin d’absorber le Monde à nous deux, de tout gouter, de tout connaitre. Et également nous fîmes d’autres voyages, intellectuels ceux-là, dans les littératures, dans la vie artistique, historique, métaphysique, spirituelle de l’humanité, heureux de vous montrer ce que j’avais pu voir déjà avant vous, heureux de découvrir ce que nous pouvions ignorer l’un et l’autre. Vous vous rappelez que dans une de mes dernières lettres de l’an dernier, je vous demandais de me raconter tous vos voyages, toutes vos lectures, mais mon départ ne l’a pas permis. J’ai suppléé alors d’une manière fictive à ce que je ne savais pas de vous ; je vous ai enrôlée de force dans le tourbillon de mes pensées.
Voilà ma chère petite Suzanne comment j’ai employé la fuite éperdue des jours depuis un an pour métamorphoser la réalité monotone et prosaïque. Vous étiez à mes yeux l’étoile fixe, l’étoile des rois Mages où le regard se pose chaque fois que l’esprit veut se dérober au terre à terre et bondir dans les cieux.
Ne croyez pas surtout par ces débauches de rêveries que je sois un être irréel, vivant d’une vie nébuleuse dans les nuages ou dans le vague éthéré. C’est à défaut de votre présence concrète que je suppléais ainsi à tout ce qui me manquait. Mais tout ce que je vous ai esquissé au hasard de la plume, c’est réellement, matériellement, charnellement que je voudrais le vivre. Charnellement, ce mot évoque pour moi toute une autre gamme de sensations vécues avec vous, mais plus infinies, plus éperdues, plus bouleversantes que les autres. Mais dans ce domaine, je resterai hermétique, car c’est là que git le drame entre nous et auquel je faisais allusion au début de cette lettre quand j’évoquais la peur de la catastrophe finale. Nos rapports, en effet, ne se situent pas sur le même plan. Vous m’avez placé sur celui de l’amitié pure et simple. Mais pour moi, c’est tout différent, vous devez bien le savoir d’ailleurs ; tout mon être tend à briser ces limites que je sais infranchissables dans lesquelles vous m’avez encerclé et qui compriment ma poitrine comme une cuirasse de fer qui m’écraserait le cœur. Depuis que j’ai vu votre image, en effet, depuis que vos yeux magnifiques m’ont traversé comme deux clous d’or, pareils à ces épingles qui immobilisent et fixent à tout jamais ces papillons qui volaient librement dans l’azur, je suis votre proie pantelante et résignée qui se redit cette phrase si mélancolique d’un mystique du 17ème siècle « L’amour n’est pas aimé« .
Ah vous vouliez des confidences, mon amie. Eh bien en voilà. Elles vous seront sans doute importunes puisque de moi à vous le fluide physique a agi contre moi… et puisque je vais commettre maintenant la dernière imprudence en vous envoyant, selon votre désir, une photo récente de moi qui achèvera de me mettre en déroute dans votre esprit et de sonner le glas d’un beau rêve. Cette image, mal réussie, n’est que l’agrandissement d’un simple cliché d’identité que je viens de faire faire pour franchir la zone ; elle est assez floue, d’autant plus qu’ayant eu le tort de retirer mes lunettes, mon regard perd de son expression normale. Ma famille a poussé les hauts cris en voyant ce portrait, disant qu’il ne rendait pas mon air habituel . Je n’ai pas de chance avec les photographes. Enfin, je vous le transmets quand même. Mieux vaut ne pas se laisser se recréer en vous une idée de moi conforme à votre idéal masculin dont je suis hélas si loin. Pardonnez-moi de finir sur une si navrante constatation.
Je dois quitter Concorès samedi soir, mais j’irai passer deux jours chez des parents avant de repartir pour Paris le lundi soir. Par conséquent, une lettre de vous écrite et expédiée le vendredi matin pourra encore me parvenir à temps si vous l’envoyez à l’adresse ci-dessous :
Henry G.
chez Monsieur André B.
Souillac (Lot)
Rien reçu de vous depuis tant de jours. Cela me peine profondément. pourquoi ce long silence ? Votre dernière lettre, celle contenant le portrait de votre maman, était écrite le 24. N’avez-vous pas reçu mes lettres précédentes ? Je me perds en conjectures.
Je vous adresse ma tendre amie mes pensées les plus affectueuses.
Henry