Concorès le 11 juin 1959

Ma chère petite Suzanne
Vous allez être bien stupéfaite en recevant ma lettre de Concorès, car, comme vous le savez, je n’ai pas l’habitude de prendre mes vacances au mois de juin. Je suis cependant ici depuis une dizaine de jours. Que s’est-il donc passé ?
Eh bien voici : fin mars, en rentrant chez moi le soir vers 11h30, j’ai été victime d’une attaque nocturne par plusieurs individus (probablement des fellaga) qui me frappèrent sauvagement à coups de pied et de poing et me dévalisèrent. Vous voyez que Paris n’est pas sûr, car ces petits évènements y deviennent malheureusement fréquents.
Mais ce qui fut le pire pour moi, car les conséquences se prolongèrent et durent encore, c’est que pour mieux me neutraliser, ces individus me firent une passe de judo, en me tordant le bras en arrière. Il s’en est suivi une violente crise de névrite qui me fit horriblement souffrir de l’épaule à la nuque, au point que pendant des semaines je n’ai pas pu fermer l’œil. J’étais et suis encore terriblement fatigué, ayant par surcroit perdu tout appétit.
Je me suis fait soigner par un spécialiste de physico-thérapie, qui au cours d’une quinzaine de séances m’administra des rayons ultra-violets, des ondes courtes à 3 000 volts et diverses autres manipulations. Ensuite, je suis passé entre les mains d’un masseur-magnétiseur. Bref, avril et mai furent pour moi deux mois de traitement assez rude qui m’ont plutôt démoli.
On a donc estimé à la Chambre Syndicale qu’il valait mieux que je prenne mes vacances maintenant pour me rétablir dans le calme de la campagne et essayer de reconquérir le sommeil et l’appétit.
Voilà, chère Suzanne, pourquoi je vous écris de mon petit village. Et dire que pour me racheter un peu de mes précédents retards, je voulais répondre tout de suite à votre dernière lettre, celle du 31 mars. Mais vraiment je n’étais pas en état d’écrire et voilà comment une fois de plus mes bonnes intentions furent battues en brèche par les circonstances. Je suis sûr qu’à celles-ci vous ajouterez de vous-même le qualificatif d’ « atténuantes ».
J’espère que durant cette même période où je me trouvais si handicapé, votre existence a été sans accroc et que votre santé ainsi que celle de votre maman, demeure excellente.
Est-ce que vous êtes toujours le secrétaire de « Monsieur Biscuit » ? Si vous étiez libre et bien qu’il ne fasse pas très chaud ici en ce moment, je vous inviterais bien vivement à venir passer une douzaine de jours à Concorès. Cela vous reposerait aussi. Mais dans cette période de l’année, cela ne vous sera peut-être pas possible. J’ai naturellement Kiki avec moi ; il est devenu mon garde-malade.
Si vous pouvez venir, je vous enverrai bien entendu les frais de votre voyage. Si vous ne pouvez pas, je tâcherai de vous inviter à Paris, à l’automne, ce qui évidemment serait pour vous un séjour un peu plus rempli d’agréments.
Je m’aperçois que je n’ai fait que parler de moi. Alors, à votre tour, quand vous m’écrirez, chère Suzanne, parlez-moi longuement de vous. Et en attendant de vous lire, je vous embrasse de tout mon cœur.
Henry